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Le Minotaure

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Certains hommes, par l’attitude qu’ils adoptent vis-à-vis des femmes, les questions qu’ils posent à leur propos, la façon dont ils les regardent, le retroussement de leurs narines, le mouvement de leurs yeux, font penser à des prédateurs cherchant une proie et préparant, sitôt trouvée, une manœuvre de conquête ou d’attaque. Rien de nécessairement déplacé ou grossier dans leurs gestes ou leurs paroles ; seulement leur façon de considérer les femmes, de les chosifier, de les réduire à un objet. J’en ai croisé un, il y a quelques jours, en Espagne, qui m’interrogeait sur l’Aimée. Il était assez remarquable dans son genre et je l’ai immédiatement détesté.

A posteriori je m’en veux car il n’était, en agissant ainsi, que mon semblable, mon frère, un autre moi-même.

Je suis comme le Minotaure, moi aussi. Sur mon corps d’homme, vient parfois se greffer une tête d’animal et c’est cet animal qui alors me guide, me pousse à agir, oriente mes faits et gestes. Je ne peux, parfois, m’empêcher de faire le joli cœur, de chercher à regarder sous les jupes des filles, de vouloir faire le malin et le gracieux pour séduire la gente féminine. Et il y a quelque chose d’extraordinaire à constater, de moment en moment, d’année en année, de décennie en décennie, la prégnance de cet instinct et sa capacité à me mener, envers et contre tout, par le bout du nez.

Évidemment, la bride n’est jamais complètement lâchée et jamais le docteur que je ne suis pas ne se transforme en Mister DSK. Évidemment aussi, mieux vaut être guidé par cela – je veux dire : ses instincts et ses désirs – que par l’esprit dénaturé bouffi d’orgueil et de cruauté qui anime les assassins qu’on voit sévir ces derniers temps. Au pire, le minotaure agit comme une bête; il n’a pas la prétention d’être le bras de Dieu.

Il n’empêche : quand la prise de conscience se fait de cette propension, quand je me surprend – ce qui arrive tous les jours – à accélérer en vélo pour mieux suivre une robe qui passe, je reste pantois.

Pantois, surpris, amusé par la force de cette chose qui n’est pas même une émotion et qui plus qu’une émotion m’envahit.

NB : la mélodie jouée au piano est celle de Affair on 8th Avenue dont on trouvera ici une belle interprétation par Wallis et Marley Giunta, dont la voix  a quelques intonations de celle de Joan Baez. Le choix de cette interprétation – qui m’a été présentée par Lélius – n’est pas sans lien avec le sujet traité aujourd’hui.

L’enregistrement du piano et de ma voix a été fait sur un Tascam DR100 Mk2, avec un micro Rode NT1-A.

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Tintin au Tibet : un sage en action

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J’ai longtemps lu (jusqu’à hier) Tintin au Tibet comme un album d’aventures prenant place au pays du Dalaï Lama, tirant profit de ses paysages grandioses et mettant en scène le bouddhisme et ses moines comme un décor, un élément de contexte. Le bouddhisme de Tintin au Tibet, il se résumait pour moi à l’image de Foudre bénie lévitant au dessus du sol et à cette page très drôle dans laquelle, voulant faire bien mais ignorant le titre qu’il faut lui donner, le capitaine Haddock s’adresse au « Grand précieux », le chef spirituel du monastère, sous des noms divers et plus saugrenus les uns que les autres.

C’est au retour d’une semaine passée à Hauteville que je prends enfin conscience de la façon beaucoup plus profonde, beaucoup plus totale, dont cet album est imprégné, sinon par le bouddhisme, du moins par une philosophie de l’action et de l’être qui lui en est très proche.

Du début jusqu’à la fin, le personnage de Tintin incarne, dans ce livre, l’être bienveillant, unifié, attentif, vigilant, qui sait ouvrir son cœur, l’entendre, le suivre, prendre des décisions claires et franches, et agir en conséquence, sans ambages et de façon juste parce que guidé par l’amour :

“Capitaine, je suis persuadé que Tchang est vivant. C’est peut-être stupide, mais c’est ainsi… Et comme je le crois vivant, je pars à sa recherche.”

Tintin n’est pas seulement, dans cet album, le jeune homme sympathique dont on avait fait la connaissance dans les autres épisodes. Il garde ici toutes ses qualités : finesse, intelligence, courage, honnêteté, gentillesse, humilité, mais elles sont comme sublimées par la parfaite équanimité dont il fait preuve qui lui permet d’accueillir sans colère toutes les décisions contraires à son entreprise, sachant instantanément s’y adapter :

“Oui, ce que dit Tharkey est juste. C’est vrai : je n’ai pas le droit de risquer ainsi plusieurs vies… Je partirai donc seul.”

Face à Tintin, le capitaine Haddock illustre l’homme normal, notre alter ego, l’individu divisé, soumis aux tentations et qui les subit, inattentif et maladroit, disant l’un et faisant l’autre. Mais si le Capitaine dit non, non et toujours non, il finit toujours cependant aussi par faire oui, démentant, par son action positive, les mots qui sortent de sa bouche. Il surmonte ainsi, dans ses actes, le refus que portent ses paroles et c’est pourquoi il est, au bout du compte, désigné :

Et toi aussi, Tonnerre Grondant, sois béni car, malgré tout, tu as eu la foi qui transporte les montagnes.

Tchang est lui aussi élu. Non pour son action propre du moment mais parce qu’il su inspirer le dévouement et que cette capacité à inspirer les autres est conçue en soi comme une preuve d’élection. Mais on a appris, au début de l’album, que Tchang était un « coeur d’or », cela est confirmé, à la fin, par les propos qu’il tient sur le yéti, et il y a donc une convergence totale entre les diverses facettes du personnage qui reçoit parce qu’il a su donner.

Tintin au Tibet a toujours été mon album préféré. Je crois en avoir enfin découvert la raison. Elle n’est pas sans lien avec la sensibilité d’Hergé qui, recevant, à la fin des années 1970, son neveu chez lui lui conseillait de lire Les chemins de la sagesse, d’Arnaud Desjardins.

PS : A partir du 8 février 2016, France Culture diffusera en feuilletons l’enregistrement, réalisé avec la Comédie française et l’Orchestre national de France, de cinq albums de Tintin : du 8 au 12 février, ce seront Les cigares du pharaon.

http://www.franceculture.fr/emissions/fictions-le-feuilleton/les-cigares-du-pharaon-15-les-aventures-de-tintin

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Walden (de Henry. D. Thoreau)

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C’est après avoir vu Into the Wild, de Sean Penn, que l’envie m’est venue de lire Walden ou la vie dans les bois, ce livre de Henry David Thoreau que Christopher McCandless, le héros d’Into the Wild, emporte dans son périple.

Ce livre présente, plus qu’il ne raconte, les deux années passées par son auteur dans une cabane construite de ses mains, à proximité de l’étang de Walden et de la ville de Concord, dans le Massachusetts. Henry David Thoreau a alors 28 ans et il embrasse cette expérience pour diverses raisons : dénonciation de l’aliénation de l’homme par le travail, envie de renouer avec une vie plus proche de la nature, besoin de solitude, désir d’une existence débarrassée des superfluités de la modernité.

Le premier objectif de Thoreau, lorsqu’il décide de quitter la ville pour vivre dans les bois, c’est de s’affronter, seul, à la vie :

Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère ; plus que ne voulais pratiquer la résignation, s’il n’était tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression, et, si elle se découvrait mesquine, eh bien, alors ! en tirer l’entière, authentique mesquinerie, puis divulguer sa mesquinerie au monde ; ou si elle était sublime, le savoir par expérience, et pouvoir en rendre un compte fidèle dans ma suivante excursion.”

Le retour à la nature, pour Thoreau, est aussi une façon de rejeter une modernité qui s’est perdue dans une course sans fin à l’accroissement des vitesses, et à la multiplication des objets, qui s’est dissolue dans une matérialité et une vanité dans lesquelles l’homme a perdu son âme et le sens de son existence, au point que, croyant avoir asservi les choses, il est en fait asservi par elles :

“La nation elle-même, avec tous ses prétendus progrès intérieurs, lesquels, soit dit en passant, sont tous extérieurs et superficiels, n’est autre qu’un établissement pesant, démesuré, encombré de meubles et se prenant le pied dans ses propres frusques, ruiné par le luxe, comme par la dépense irréfléchie, par le manque de calcul et de visée respectable, à l’instar des millions de ménages que renferme le pays ; et l’unique remède pour elle comme pour eux consiste en une rigide économie, une simplicité de vie et une élévation de but rigoureuses et plus que spartiates. Elle vit trop vite. Les hommes croient essentiel que la Nation ait un commerce, exporte de la glace, cause par un télégraphe, et parcoure trente milles à l’heure, sans un doute, que ce soit eux-mêmes ou non qui le fassent ; mais que nous vivions comme des babouins ou comme des hommes, voilà qui est quelque peu incertain. Si au lieu de fabriquer des traverses, et de forger des rails, et de consacrer jours et nuits au travail, nous employons notre temps à battre sur l’enclume nos existences pour les rendre meilleures, qui donc construira des chemins de fer ? Et si l’on ne construit pas de chemins de fer, comment atteindrons-nous le ciel en temps ? Mais si nous restons chez nous à nous occuper de ce qui nous regarde, qui donc aura besoin de chemins de fer ? Ce n’est pas nous qui roulons en chemin de fer ; c’est lui qui roule sur nous.”

Vivre seul permet également à Thoreau de suivre sa misanthropie, dont il ne fait pas mystère, misanthropie à laquelle s’ajoute une sorte de refus de l’incarnation et de dégoût brutal (« immonde », écrit-il à son propos) du corps, notamment des fonctions digestives et sexuelles, qu’il englobe sous le nom de « sensualité ».  D’où cet éloge  de la pureté et de la chasteté, qui résonne étonnamment sous la plume de cet auteur ordinairement partisan d’une plus grande harmonie entre le corps et l’esprit :

“« Ce en quoi les hommes diffèrent de la brute », dit Mencius, « est quelque chose de fort insignifiant ; le commun troupeau ne tarde pas à le perdre ; les hommes supérieurs le conservent jalousement. » Qui sait le genre de vie qui résulterait pour nous du fait d’avoir atteint à la pureté ? Si je savais un homme assez sage pour m’enseigner la pureté, j’irais sur l’heure à sa recherche. « L’empire sur nos passions, et sur les sens extérieurs du corps, ainsi que les bonnes actions, sont déclarés par le Ved indispensables dans le rapprochement de l’âme vers Dieu. » Encore l’esprit peut-il avec le temps pénétrer et diriger chaque membre et fonction du corps, pour transformer en pureté et dévotion ce qui, en règle, est la plus grossière sensualité. L’énergie générative, qui, lorsque nous nous relâchons, nous dissipe et nous rend immondes, lorsque nous sommes continents nous fortifie et nous inspire. La chasteté est la fleuraison de l’homme ; et ce qui a nom Génie, Héroïsme, Sainteté, et le reste, n’est que les fruits variés qui s’ensuivent. Ouvert le canal de la pureté l’homme aussitôt s’épanche vers Dieu. Tour à tour notre pureté nous inspire et notre impureté nous abat. Béni l’homme assuré que l’animal en lui meurt et à mesure des jours, et que le divin s’établit. Peut-être n’en est-il d’autre que celui qui trouve dans la nature inférieure et bestiale à laquelle il est allié une cause de honte. Je crains que nous ne soyons dieux ou demi-dieux qu’en tant que faunes et satyres, le divin allié aux bêtes, les créatures de désir, et que, jusqu’à un certain point, notre vie même ne fasse notre malheur.”

Cette crainte morbide du corps, de la sensualité, de la sexualité ont leur contrepartie (leur explication ?) dans la proximité, la quasi-intimité qu’entretient Thoreau avec la nature qui prend, sous sa plume, des colorations organiques, le végétal étant décrit comme le reflet renversé et empli de sensualité de l’animal :

“Lorsque je vois d’un côté le remblai inerte – car le soleil ne commence son action que sur un seul côté – et de l’autre ce luxuriant feuillage, création d’une heure, j’éprouve en quelque sorte la sensation d’être dans l’atelier de l’Artiste qui fit le monde et moi – d’être venu là où il était encore à l’œuvre, en train de s’amuser sur ce talus et avec excès d’énergie de répandre partout ses frais dessins. Je me sens pour ainsi dire plus près des organes essentiels du globe, car cet épanchement sablonneux a quelque chose d’une masse foliacée comme les organes essentiels du corps animal. C’est ainsi que l’on trouve dans les sables eux-mêmes une promesse de la feuille végétale. Rien d’étonnant à ce que la terre s’exprime à l’extérieur en feuilles, elle qui travaille tant de l’idée à l’intérieur. Les atomes ont appris déjà cette loi, et s’en trouvent fécondés. La feuille suspendue là-haut voit ici son prototype. Intérieurement, soit dans le globe, soit dans le corps animal, c’est un lobe épais et moite, mot surtout applicable au foie, aux poumons et aux feuilles de graisse […] Les plumes et ailes des oiseaux sont des feuilles plus sèches et plus minces encore. C’est ainsi, également, que vous passez du pesant ver de terre au papillon aérien et voltigeant. Le globe lui-même sans arrêt se surpasse et se transforme, se fait ailé en son orbite. Il n’est pas jusqu’à la glace qui ne débute par de délicates feuilles de cristal, comme si elle avait coulé dans les moules que les frondes des plantes d’eau ont imprimés sur l’aquatique miroir. Tout l’arbre lui-même n’est qu’une feuille, et les rivières sont des feuilles encore plus larges, dont le parenchyme est la terre intermédiaire, et les villes et cités les œufs d’insectes en leurs aisselles.”

Comme dans Marcher, Thoreau explique, dans Walden, que vivre dans la nature, est, pour l’homme, renouer avec lui-même, renaître à lui-même, retrouver son innocence. Dans un passage d’une grande beauté,  il explique que la nature se re-crée continuellement, et que le grand cycle des saisons lui permet de chasser le passé et de vivre dans le présent  comme les hommes devraient le faire – et comme ils le font au travers du pardon :

“Il suffit d’une petite pluie pour rendre l’herbe de beaucoup de tons plus verte. Ainsi s’éclaircissent nos perspectives sous l’afflux de meilleures pensées. Bienheureux si nous vivions toujours dans le présent, et prenions avantage de chaque accident qui nous arrive, comme l’herbe qui confesse l’influence de la plus légère rosée tombée sur elle ; et ne perdions pas notre temps à expier la négligence des occasions passées, ce que nous appelons faire notre devoir. Nous nous attardons dans l’hiver quand c’est déjà le printemps. Dans un riant matin de printemps tous les péchés des hommes sont pardonnés. Ce jour-là est une trêve au vice. Tandis que ce soleil continue de brûler le plus vil des pécheurs peut revenir. À travers notre innocence recouvrée nous discernons celle de nos voisins. Il se peut qu’hier vous ayez connu votre voisin pour un voleur, un ivrogne, ou un sensuel, l’ayez simplement pris en pitié ou méprisé, désespérant du monde ; mais le soleil luit, brillant et chaud, en ce premier matin de printemps, re-créant le monde, et vous trouvez l’homme livré à quelque travail serein, vous voyez comment ses veines épuisées et débauchées se gonflent de joie silencieuse et bénissent le jour nouveau, sentent l’influence du printemps avec l’innocence du premier âge, et voilà toutes ses fautes oubliées. Ce n’est pas seulement d’une atmosphère de bon vouloir qu’il est entouré, mais mieux, d’un parfum de sainteté cherchant à s’exprimer, en aveugle, sans effet, peut-être, tel un instinct nouveau-né, et durant une heure le versant sud de la colline n’est l’écho de nulle vulgaire plaisanterie. Vous voyez de son écorce noueuse d’innocentes belles pousses se préparer à jaillir pour tenter l’essai d’une nouvelle année de vie, tendre et fraîche comme la plus jeune plante. Oui, le voilà entré dans la joie de son Seigneur. Qu’a donc le geôlier à ne laisser ouvertes ses portes de prison, – le juge à ne renvoyer l’accusé, – le prédicateur à ne congédier ses ouailles ! C’est qu’ils n’obéissent pas à l’avis qu’à demi-mot Dieu leur donne, ni n’acceptent le pardon que sans réserve Il offre à tous.”

Enfin, rebouclant dans sa conclusion avec le propos initial, Henry David Thoreau revient sur ce qui fut le fondement de son expérience : c’est dans le contact quotidien avec la nature et dans l’oubli de toutes les superficialités que l’homme peut construire ce qu’il y a de plus élevé en lui. Et quand cela sera construit, il sera facile de revenir ensuite vers la terre :

“Grâce à mon expérience, j’appris au moins que si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. On laissera certaines choses en arrière, franchira une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus libérales, commenceront à s’établir autour et au dedans de nous ; ou les lois anciennes à s’élargir et s’interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, et on vivra en la licence d’un ordre d’êtres plus élevé. En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux dans les airs, votre travail n’aura pas à se trouver perdu ; c’est là qu’ils devaient être. Maintenant posez les fondations dessous.”

On trouve la traduction française (par Louis Fabulet) de Walden ou la vie dans les bois sur Wikisource.

Le livre,  dans cette traduction de 1922,  a fait l’objet d’une lecture complète (ce qui est un exploit  : 12 heures d’enregistrement !) par André Rannou et d’une autre, de même durée, par Christian Martin, d’Audiocité.

PS : Walden ou la vie dans les bois a fait l’objet de nombreuses analyses. On pourra notamment lire, en français :

On pourra également écouter plusieurs émissions de France Culture :

On pourra lire enfin, à propos des rapports qu’entretiennent Walden et Into the Wild un article de Mélodie Lucchesi : L’influence de Henry D. Thoreau sur le film « Into The Wild »

marcher

Marcher (de Henry D. Thoreau)

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En 1851 et dans les années qui suivirent, Henry David Thoreau donna une série de conférences consacrées à la marche (Walking).

 L’une de ces conférences fut publiée après sa mort, en 1862, et c’est elle qui est reprise par de nombreux éditeurs (et qui a été, il y a quelques mois, rééditée par L’Herne) sous le nom de Marcher.

Marcher, qui a été conçu tandis que son auteur, réfugié loin du monde dans sa cabane de Walden (expérience sur laquelle je reviendrai bientôt), partait chaque jour en de longues promenades, est un texte par moment très poétique, un hymne à la liberté de celui qui part et va de l’avant, à la découverte du monde et de soi. Il chante l’exploration, notamment vers l’Ouest puisque le soleil s’y couche, il chante aussi l’Amérique et ses grands espaces vierges :

« Nous allons vers l’est pour appréhender l’histoire et les œuvres de l’art et de la littérature, en remontant sur les traces de la race. Nous allons vers l’ouest comme on va vers le futur, dans un esprit d’entreprise et d’aventure ».

Il ne s’agit pas seulement d’aventure ; il s’agit de vie, d’exigence de la vie et de l’humanité :

« L’Ouest dont je parle n’est qu’un synonyme du terme « sauvage » et ce vers quoi tendent mes développements, c’est l’affirmation de ce que la sauvegarde du monde réside dans cette nature sauvage. Chaque fibre de chaque arbre s’élance à sa recherche, les villes l’emportent à prix d’or, les hommes labourent et naviguent pour elle. De la forêt et de la nature à l’état sauvage proviennent les toniques et les écorces qui revigorent l’humanité ».

La nature, pour Thoreau, est notamment ce qui permet à l’homme de ne pas s’engluer dans le faux savoir, « qui nous prive de notre ignorance positive », de ne pas s’engluer aussi dans le passé :

« Béni entre tous les mortels celui qui ne perd pas un instant de la vie qui passe à se souvenir du passé ! A moins que notre philosophie n’entende chanter le coq dans chaque cour de ferme de notre horizon, elle est dépassée. Un tel son nous rappelle généralement que nos activités et nos habitudes de pensées sont en train de devenir rouillées et obsolètes. Sa philosophie indique une heure plus récente que la nôtre. Il suggère un testament plus neuf, l’évangile selon l’instant présent. Il n’est pas demeuré en arrière, il s’est levé tôt et a conservé son avance, pour être là au moment opportun, à l’extrême pointe du temps. »

Partir permet ainsi de s’arracher à tout cet engluement et de reconquérir sa liberté. C’est ce Thoreau dit, dans un passage qui rappelle l’extraordinaire « Quand tu aimes il faut partir » de Blaise Cendrars. C’est ce passage qui est lu :

« Nos expéditions ne sont rien d’autre que des randonnées qui, chaque soir, nous ramènent à nouveau devant le même vieux coin de cheminée d’où nous sommes partis. La moitié de la promenade consiste à revenir sur nos pas. Nous devrons sans doute entreprendre jusqu’à la plus courte des marches dans un immortel esprit d’aventure, avec l’idée de ne revenir jamais, et préparés à ce qu’on renvoie nos cœurs embaumés, uniquement comme reliques, dans nos royaumes éplorés. Si vous êtes prêts à quitter père et mère, frère et sœur, femme, enfant et amis pour ne plus jamais les revoir, si vous avez effacé vos dettes, rédigé votre testament et réglé toutes vos affaires, si enfin vous êtes un homme libre, alors vous êtes prêt pour marcher. »

On pourra, sur ce livre, se reporter aux articles suivants :

PS : L’enregistrement a été remixé pour le podcast le 23 mars 2015.

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L’art des ponts (de Michel Serres)

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Dans L’art des ponts, Michel Serres dit la beauté, la force et la douceur des ponts qui relient, réunissent, traduisent, rapprochent les êtres et les choses sans toutefois chercher à les posséder ou à les transformer.

Les ponts, qui respectent les différences et les distances entre les rives, qui les marquent même, d’une certaine façon, par leur architecture altière, mais permettent cependant de les franchir, de les réduire, de les amoindrir sans les supprimer ni vouloir le faire. Car il ne s’agit pas de nier la différence ou de tenter de l’abolir mais de s’en affranchir, avec audace et générosité : faire se toucher et se comprendre ce qui est autre et séparé, ce qui demeurera autre, quoique plus proche, dans un geste emprunt à la fois d’empathie et de respect, de compréhension.

Cette approche : aimer sans posséder, c’est le miracle à chaque instant renouvelé de l’amour, et ce qui le rend si fragile.

C’est un beau texte, court et limpide, poétique, émouvant, drôle, intimiste et savant ; un moment de grâce.

C’est un livre pour celle que j’aime.

On trouvera un éclairage de ce texte, sous la plume de son auteur, dans les propos émus tenus par Michel Serres lors de l’assemblée générale de l’AIPC, le 28 juin 2007.

La photo a été prise sur le Forth Road Bridge, à la sortie d’Edimburg.

Cet article a été « podcastisé » le 29 mars 2015.

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Parabole de la loi (dans Le Procès, de Franz Kafka)

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Dans l’avant dernier chapitre du Procès, de Franz Kafka, figure une histoire que raconte l’abbé de la cathédrale au héros, K.

– C’est sur la justice que tu te méprends, lui dit l’abbé, et il est dit de cette erreur dans les écrits qui précèdent la Loi : « Une sentinelle se tient postée devant la Loi ; un homme vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer. Mais la sentinelle lui dit qu’elle ne peut pas le laisser entrer en ce moment. L’homme ce réfléchit et demande alors s’il pourra entrer plus tard. “ C’est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant. ” La sentinelle s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. La sentinelle, le voyant faire, rit et dit : “ Si tu en as tant envie essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais dis-toi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l’entrée de chaque salle des sentinelles, de plus en plus puissantes ; dès la troisième, même moi, je ne peux plus supporter leur vue. ” L’homme ne s’était pas attendu à de telles difficultés, il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps, mais maintenant, en observant mieux la sentinelle, son manteau de fourrure, son grand nez pointu et sa longue barbe rare et noire à la tartare, il se décide à attendre quand même jusqu’à ce qu’on lui permette d’entrer. La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste là de longues années. Il multiplie les tentatives pour qu’on lui permette d’entrer et fatigue la sentinelle de ses prières. La sentinelle lui fait subir parfois de petits interrogatoires, l’interroge sur son village et sur beaucoup d’autres sujets, mais ce ne sont que des questions indifférentes comme les posent les grands seigneurs et pour finir elle dit toujours qu’elle ne peut pas le laisser entrer. L’homme, qui s’est abondamment pourvu pour son voyage de toutes sortes de provisions, emploie tout, si précieux que ce soit, pour soudoyer la sentinelle. Et la sentinelle prend bien tout, mais en disant : “ Je n’accepte que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose. ” Pendant ses longues années d’attente, l’homme ne cesse presque jamais d’observer la sentinelle. Il en oublie les autres gardiens, il lui semble que le premier est le seul qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Et il maudit bruyamment la cruauté du hasard pendant les premières années ; plus tard, en devenant vieux, il ne fait plus que grommeler. Il retombe en enfance, et comme, au cours des longues années où il a étudié la sentinelle, il a fini par connaître jusqu’aux puces de son col de fourrure, il prie les puces elles-mêmes de l’aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue s’affaiblit et il ne sait si la nuit se fait vraiment autour de lui ou s’il est trompé par ses yeux. Mais maintenant il discerne dans l’ombre l’éclat d’une lumière qui brille à travers les portes de la Loi. Il n’a plus pour longtemps à vivre désormais. Avant sa mort, tous ses souvenirs viennent se presser dans son cerveau pour lui imposer une question qu’il n’a pas encore adressée. Et, ne pouvant redresser son corps raidi, il fait signe au gardien de venir. Le gardien se voit obligé de se pencher très bas sur lui, car la différence de leurs tailles s’est extrêmement modifiée. “ Que veux-tu donc encore savoir ? demande-t-il, tu es insatiable. – Si tout le monde cherche à connaître la Loi, dit l’homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t’ait demandé d’entrer ? ” Le gardien voit que l’homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, il lui rugit à l’oreille : “ Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme. ”

 

La première interprétation de ce texte qui vienne à l’esprit est qu’il faut non pas, comme on le lit trop souvent, savoir braver les interdits, mais savoir les comprendre et les circonscrire. C’est « maintenant » que, à bien interpréter les paroles de la sentinelle, l’entrée de la loi est interdite et ce « maintenant » est localisé dans le temps ; il n’est pas un absolu. La porte de la loi, en fait, est généralement ouverte à l’homme de la parabole, et celui-ci a manqué de foi en lui-même en considérant qu’il ne pourrait jamais entrer, donnant ainsi aux paroles de la sentinelle une portée plus générale que celles qu’elles devaient avoir.

Mais il y a aussi, ensuite, une longue discussion entre l’abbé et K. K. considère et dit que la sentinelle a menti ; l’abbé défend la sentinelle. Puis une sorte de glose talmudique se construit pendant laquelle toutes les positions sont prises, toutes les interprétations défendues, sans qu’on puisse dire, au bout du compte, celle dans laquelle la vérité demeure.

Tout au long du Procès, K. se laisse distraire par les femmes. Il ne peut s’empêcher de les séduire ou de se laisser séduire par elles. Cela ne nuit peut-être pas à son procès mais détourne son attention comme l’attention du héros de la parabole est détournée de la poursuite de la loi par le personnage du gardien.

C’est dans l’espoir d’accélérer son procès qu’au début, K. se rapproche de Mlle Bürstner, de la blanchisseuse, et même peut-être de Léni, mais à chaque fois, très vite, c’est le contraire qui se produit et, en séduisant la femme, K. éloigne la solution de son procès.

De la même façon, c’est parce qu’il s’attache trop au gardien, qui n’est que le moyen attaché à la fin, parce qu’il se focalise trop sur lui, cherche trop à le séduire, lui, par ses cadeaux, que l’homme de la parabole perd de vue – avant de perdre tout court – le but qui était le sien.


On trouvera une intéressante analyse de cette célèbre parabole dans un article de Maria Tortajada : « Dispositif de vision et modèles de pouvoir : « Devant la loi », de Kafka« , publié par la Revue européenne des sciences sociales.

On pourra également lire un article de Michaël Löwy publié dans les Archives des sciences sociales des religions et intitulé « La Religion de la Liberté chez Franz Kafka: contre l’autorité des gardiens de la loi« . Avec cette phrase qui résume tout : « L’Angst de celui qui implore le droit d’entrer, c’est précisément ce qui donne au gardien la force de lui barrer la route. »

NB : Le procès a récemment été scénarisé, mis en scène et diffusé, en intégralité (dix épisodes), par France Culture Traduction et adaptation radiophonique de David Zane Mairowitz ; conseillères littéraires : Emmanuelle Chevrière et Katell Guillou ; réalisation  Michel Sidoroff

PS : Le site Open Culture a mis en ligne le court métrage réalisé par Orson Welles sur cette parabole.

PS : cet article a été « podcastisé » le 29 mars 2015.