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L’art du chat merveilleux


En annexe de son livre sur le Hara, Karl Graf Dürckheim reproduit un vieux conte taoïste souvent cité dans les écoles japonaises d’escrime : l’art du chat merveilleux

C’est l’histoire d’un maître d’escrime dont la maison est occupée par un rat agressif que ni chats, ni le maître d’escrime lui-même ne parviennent à chasser et qui ne partira que lorsqu’il sera fait appel à une vieille chatte, apparemment nonchalante, qui, le plus simplement et le plus calmement du monde, prend le rat dans sa gueule et le dépose dehors.

Tous les chats sont stupéfaits et demandent à la vieille chatte par quel prodige elle a réussi là où tous ont échoué. Il s’en suit un long dialogue – celui que je lis et reproduis plus  bas – durant lequel la vieille chatte écoute chacun, explique ce qui a manqué ou qui a été mal fait, avant d’exposer sa propre méthode, essentiellement fondée sur l’abandon de la conscience de soi :

Une seule chose importe : que pas le moindre soupçon de conscience de soi n’entre en jeu, sinon tout est perdu. Si on pense au but, même d’une façon fugitive, tout devient artificiel.

Les chats qui, avant elle, avaient tenté d’expulser le rat, s’y sont mal pris parce qu’ils comptaient trop sur eux-mêmes, leur savoir, leur technique, leur habileté, leur volonté, leur souplesse ou leur astuce. Or, même dans ce dernier cas, c’est-à-dire quand, au lieu de s’opposer frontalement, on laisse aller et on suit le mouvement avec fluidité, même dans ce cas là, quand l’intention demeure, elle est en trop et fait obstacle.

Le secret de la vieille chatte, que je comprends parfois dans un éclair avant qu’il ne replonge dans l’obscurité, est l’absence d’intention consciente :

Tout ce que tu entreprends avec une intention consciente entrave la vibration originelle de la grande Nature, gêne le surgissement de sa source secrète et perturbe le cours de son mouvement spontané. D’où viendrait alors l’efficacité miraculeuse ? C’est uniquement en ne pensant à rien, en ne voulant rien et en ne faisant rien, mais en t’abandonnant dans ton mouvement à la vibration de l’Être, que tu n’aurais pas de forme saisissable.

Ne penser à rien, ne vouloir rien et ne faire rien ; là est le secret de la réussite qui ne fait que s’abandonner, sans rien prévoir ni planifier, sans rien réfléchir, en se laissant aller au destin et à l’invention de l’instant, dans une sorte d‘Amen sans fin.

Je ne comprends pas directement cela mais comprends bien que le charme s’évanouit dès lors qu’il est recherché, que qui parle au nom de l’intelligence s’enfonce au plus profond de la bêtise et que les choses les plus subtiles et les plus aériennes ne survivent pas à la conscience qu’on en prend :

C’est seulement si tu es dans l’état où tu es libre de toute conscience du moi, seulement si tu agis “sans agir”, sans intention et sans astuce – en harmonie avec la grande Nature – c’est alors seulement, que tu es sur la vraie Voie. Abandonne toute intention, entraîne-toi à la non-intentionnalité et laisse faire l’Être. Cette Voie est sans fin et inépuisable. »

Je ne comprends pas tout à fait ce que dit la vieille chatte mais sens qu’elle a raison.


 

Et voici le début du conte, que je lis :

Il était une fois un maître d’escrime du nom de Shoken. Dans sa maison, un gros rat causait du désordre. Même en plein jour il courait partout. Un jour, le maître de maison l’enferma dans sa chambre et dit à son chat de l’attraper. Mais le rat sauta à la gorge du chat et le mordit si cruellement qu’il se sauva en miaulant. Ensuite Shoken amena plusieurs chats du voisinage, réputés pour leur grande vaillance, et les fit entrer dans la chambre. Le rat était assis, ramassé sur lui-même dans un coin. Dès que l’un des chats l’approchait, il lui sautait dessus et le faisait fuir. Le rat avait un air si féroce qu’aucun des chats n’osait l’approcher à nouveau. Alors le maître se mit en colère et courut lui-même après le rat pour le tuer. Mais celui-ci évitait tous les coups du savant maître d’escrime, lequel cassa portes, shojis, karamis et autres objets, tandis que le rat fendait l’air, rapide comme l’éclair, esquivant chacun de ses mouvements. Enfin, lui sautant au visage, il le mordit.

Finalement, ruisselant de sueur, Shoken appela son serviteur. « Il paraît » dit-il, « qu’à six ou sept cho d’ici, vit le chat le plus vaillant du monde. Va, et amène-le. » Le serviteur amena le chat. C’était en fait une chatte qui ne semblait pas bien différente des autres chats. Elle n’avait l’air ni particulièrement intelligente, ni particulièrement dangereuse. Aussi le maître d’escrime ne lui fit pas d’emblée particulièrement confiance. Néanmoins, il lui ouvrit la porte et la fit entrer. Calme et silencieuse, comme si elle ne s’attendait à rien de singulier, la chatte s’avança dans la pièce. Le rat eut un sursaut et ne bougea plus. La chatte en toute simplicité s’approcha lentement de lui, le prit dans sa gueule, et le porta dehors.

Dans la soirée les chats battus se réunirent dans la maison de Shoken. Respectueusement, ils offrirent à la vieille chatte la place d’honneur s’agenouillèrent devant elle et dirent modestement : « Tous, nous avons la réputation d’être vaillants. Nous nous sommes entraînés dans cette voie et nous avons aiguisé nos griffes afin de vaincre n’importe quel rat, ou même des loutres et des belettes. Jamais, nous n’aurions cru qu’il put exister un rat aussi fort. Par quel art l’avez-vous vaincu aussi facilement ? N’en faites pas un secret, dîtes-le nous. »

Alors, la vieille chatte rit et dit : « Vous autres jeunes chats, tout en étant assez vaillants, vous ignorez la vraie Voie. C’est ainsi que vous manquez de réussite quand vous trouvez en face de quelque chose dont vous n’aviez aucune idée. Mais d’abord, dites-moi comment vous vous êtes entraînés ? »

Un chat noir s’approcha et dit : « Je suis issu d’une lignée célèbre en capture de rats. Aussi, je décidai de poursuivre dans cette voie. Je sais sauter des paravents hauts de deux mètres. Je sais m’insérer dans un trou minuscule où seul un rat peut se glisser. Tout petit, je me suis exercé dans tous les arts acrobatiques. Même si, sortant du sommeil, quand je ne suis pas encore tout à fait présent, au moment où je rassemble mes esprits, je vois un rat courir sur une poutre, d’un saut je m’en empare. Mais ce rat-ci était le plus fort que j’aie jamais rencontré et j’ai subi la plus épouvantable défaite de ma vie. J’en ai honte. »

Alors, la vieille chatte dit : « Ce en quoi tu t’es exercé, ce n’est proprement rien d’autre qu’une technique. Quand les anciens enseignèrent la technique c’était pour eux une des formes de la Voie. Leur technique était simple mais enfermait dans son sein la plus haute sagesse. Le monde d’aujourd’hui s’occupe uniquement de technique. Certes, beaucoup de choses furent inventées ainsi d’après la recette : « à condition de faire ceci ou cela, on obtient ceci ou cela. » Mais qu’obtient-on ? Rien que de l’habileté. En abandonnant la Voie traditionnelle, on instaura, par usage de l’intelligence jusqu’à l’abus, la compétition dans la technique et maintenant on n’avance plus. C’est toujours ainsi, si on ne pense à rien d’autre qu’à la technique et si on ne se sert que de son intelligence. Bien sûr, elle est une fonction de l’esprit, mais si elle ne prend pas racine dans la Voie et si elle vise l’habileté seulement, elle devient le germe du faux et le résultat est néfaste. Donc recueille-toi et exerce-toi dorénavant dans le sens juste. »

Alors, un gros chat au pelage tigré s’approcha et dit : « C’est, je pense, uniquement l’esprit qui compte dans l’art chevaleresque. Ainsi, depuis toujours, je me suis exercé en ce pouvoir. Maintenant, il me semble, mon esprit est dur comme l’acier et libre ; rempli de l’esprit qui comble terre et ciel. A peine l’ennemi perçu, déjà cet esprit tout puissant le fascine et d’avance, la victoire est à moi. Alors seulement j’approche, sans réfléchir, tout comme la situation l’exige. Je m’oriente d’après le “son” de mon adversaire. Je fascine le rat d’après mon bon vouloir, à droite, à gauche, j’appréhende chacun de ses mouvements. Quant à la technique comme telle, je n’en ai cure. Elle se fait d’elle-même. Un rat qui court sur une poutre : je le fixe et déjà il tombe, il est à moi. Mais ici, ce rat mystérieux arrive sans forme et s’en va sans trace. Qu’est-ce ? Je l’ignore. »

Alors, la vieille chatte dit : « Ce pourquoi tu t’es donné de la peine, n’est qu’une force psychique et ne ressort pas du bien qui mérite le nom de bien. Le fait seul d’être conscient du pouvoir dont tu veux te servir pour vaincre suffit pour agir contre ta victoire. Ton moi entre en jeu. Mais si le moi de l’autre est plus fort que le tien, qu’arrivera-t-il ? Si tu veux vaincre l’ennemi uniquement par ta force supérieure, il t’oppose la sienne. T’imagines-tu être le seul fort, et crois-tu tous les autres faibles ? Mais comment se comporter s’il existe quelque chose que l’on ne peut pas vaincre, avec la meilleure volonté, par sa propre force, fut-elle supérieure ? Voilà 1a question ? La force spirituelle que tu sens en toi, “dure comme l’acier, libre et remplissant terre et ciel”, ce n’est pas la grande Puissance elle-même, mais son reflet seulement. Et ainsi ton propre esprit est seulement l’ombre du grand Esprit. Il paraît être la vaste Puissance, mais en réalité il est tout autre chose. L’Esprit dont parle Mencius est fort parce qu’il est éclairé en permanence d’une grande clairvoyance. Mais ton esprit ne dispose de sa puissance que dans certaines conditions. Ta force et celle dont parle Mencius sont d’origine différente et ainsi leur effet aussi est différent. Elles sont tout aussi opposées que le courant éternel du Yang-Tsé-Kiang et un raz de marée nocturne, subit. Mais de quel esprit faut-il faire preuve, quand on se trouve en présence de ce qui ne peut être vaincu par aucune force spirituelle contingente. Un dicton dit : “Un rat piégé mord même le chat”. L’ennemi, en face de la mort, ne dépend de rien. Il oublie sa vie, il oublie tout besoin, il s’oublie lui-même, il est libre de vaincre et d’échouer. Il ne vise plus à préserver son existence. Et c’est ainsi que sa volonté est telle que l’acier. Comment le vaincre avec une force spirituelle que l’on s’attribue soi-même ? »

Alors un chat gris, plus âgé, s’inclina et dit : « Oui, en vérité, c’est ainsi que vous le dites. Aussi grande que puisse être la puissance psychique, elle a en soi une forme. Mais tout ce qui a une forme, quelque subtil qu’il soit, est saisissable. C’est pourquoi, depuis longtemps, j’ai entraîné mon âme. Ce n’est pas moi qui exerce cette puissance qui terrasse l’autre spirituellement (le “soi”, comme le deuxième chat). Je ne me bagarre pas non plus (comme le premier chat). Je me “concilie” celui qui est en face de moi, ne fais qu’un avec lui et ne m’oppose d’aucune façon. Quand l’autre est plus fort que moi, je cède et m’abandonne, pour ainsi dire, à sa volonté. D’une certaine façon, mon art consiste à s’emparer d’un jet de gravier avec un filet souple. Le rat qui veut m’attaquer, aussi fort qu’il soit, ne trouve rien où s’appuyer, rien d’où s’élancer. Or, ce rat-ci n’a pas joué le jeu. Il est arrivé, il est parti, insaisissable comme une divinité. Jamais je n’ai rien vu de pareil. »

Alors la vieille chatte répondit : « Ce que tu appelles conciliation ne procède pas de l’Être, de la grande Nature. C’est une conciliation voulue, artificielle, une astuce. Consciemment, tu veux échapper ainsi à l’agressivité de l’ennemi. Mais, si tu y penses, fût-ce furtivement, il s’aperçoit de ton intention. Or si dans une telle disposition tu te montres conciliant, ton esprit prêt à l’attaque se trouble ; ta perception et ton acte sont perturbés dans leur tréfonds. Tout ce que tu entreprends avec une intention consciente entrave la vibration originelle de la grande Nature, gêne le surgissement de sa source secrète et perturbe le cours de son mouvement spontané. D’où viendrait alors l’efficacité miraculeuse ? C’est uniquement en ne pensant à rien, en ne voulant rien et en ne faisant rien, mais en t’abandonnant dans ton mouvement à la vibration de l’Être, que tu n’aurais pas de forme saisissable. Rien sur terre ne peut surgir comme antiforme. Et ainsi il n’y a plus d’ennemi qui puisse résister. Je ne suis nullement d’avis que tout ce que vous vous êtes efforcés d’acquérir soit sans valeur. Tout et n’importe quoi peut être une manière de suivre la Voie. Technique et Voie peuvent être identiques. Dans ce cas, le grand Esprit, “l’agissant”, est intégré en elle et se manifeste dans l’action du corps. La force du grand Esprit (ki) sert la personne humaine (ishi). Celui dont le Ki est libre sait affronter tout, de la juste manière, dans sa liberté infinie. Au combat, sans se servir d’une force particulière, son esprit, en état de conciliation, ne cédera ni à l’or ni à la pierre. Une seule chose importe : que pas le moindre soupçon de conscience de soi n’entre en jeu, sinon tout est perdu. Si on pense au but, même d’une façon fugitive, tout devient artificiel. Cela ne procède pas de l’Être, de la vibration originelle de la voie-corps. Dans ce cas, l’ennemi ne sera pas à votre merci, il vous résistera.

Alors quel procédé, quel art, doit-on utiliser ? C’est seulement si tu es dans l’état où tu es libre de toute conscience du moi, seulement si tu agis “sans agir”, sans intention et sans astuce – en harmonie avec la grande Nature – c’est alors seulement, que tu e sur la vraie Voie. Abandonne toute intention, entraîne-toi à la non-intentionnalité et laisse faire l’Être. Cette Voie est sans fin et inépuisable. »

Et puis, la vieille chatte ajouta encore quelque chose d’étonnant : « Vous ne devez pas croire que ce que je viens de vous dire soit ce qu’il y a de plus élevé. Il n’y a pas longtemps, dans un village voisin du mien, vivait un matou. A longueur de journée il dormait. Rien en lui ne laissait soupçonner quoi que ce soit ressemblant à une force spirituelle. Il était là, étendu comme un morceau de bois. Jamais personne ne l’avait aperçu attrapant un rat. Or là où il dormait et vivait aussi bien qu’aux environs, il n’y avait pas de rats. Où qu’il apparut et s’étendit, on ne voyait plus aucun rat. Un jour je lui rendis visite et lui demandai comment il fallait interpréter ce fait. Je ne reçus point de réponse. Trois fois encore, je posai ma question. Il se tut. Non parce qu’il ne voulait répondre, mais parce que, de toute évidence, il ne savait quoi répondre. Ainsi je sus : “Celui qui sait quelque chose, ne le sait pas”. Ce matou s’était oublié lui-même et avait du même coup oublié toutes choses autour de lui : il était devenu “rien” et avait atteint le plus haut degré de non-intentionnalité. Et nous pouvons dire qu’il avait trouvé la divine Voie du chevalier : Vaincre sans tuer. Je suis loin derrière lui. »


La photo est celle d’une chatte à l’épaisse toison rousse que nous avions croisée un soir dans le quartier de l’Arsenal, à Venise. Sa sérénité ensommeillée me rappelle celle de la chatte de Shoken.

Elie priant

Prières


Il y a dans Le Mesnevi, de Djalal Al-Dîn Rûmi (Rûmi), un petit conte intitulé Elie. C’est celui que je lis. Le voici :

Il y avait un homme qui, chaque nuit, mangeait des friandises en invoquant le nom de Dieu. Un jour, Satan lui dit :

“Ô homme sans dignité, tais-toi ! Jusqu’à quand répéteras-tu le nom de Dieu ? Tu vois bien qu’il ne te répond pas !”

L’homme eut le coeur brisé par ces paroles et ce fut dans cet état d’esprit qu’il tomba dans le sommeil. Il fit alors un rêve et vit Elie qui lui disait :

“Pourquoi as-tu cessé de répéter le nom de Dieu ?”

L’homme répondit :

“C’est parce que je n’ai eu aucune réponse et j’ai craint qu’il ne m’ait chassé de sa porte !”

Elie dit alors :

“Dieu nous dit : “C’est parce que j’ai accepté ta prière que je continue à t’entretenir dans cette préoccupation.””

Ta crainte et ton amour sont des prétextes pour entretenir ton intimité avec Dieu. Le seul fait que tu continues à prier t’annonce que tes prières sont acceptées.

J’aime beaucoup ce conte, sa morale et le fait que Rûmi ait mis ce propos dans la bouche d’Elie. C’est le geste de foi, est-il ici raconté, qui construit la foi et qui en est la preuve comme c’est le geste d’amour qui construit l’amour et qui en est la preuve. Un geste toujours recommencé, comme l’est la prière, car l’amour et la foi sont tension et doivent à chaque instant être renouvelés. Ils sont ce renouvellement.

“Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé”, disait d’ailleurs également, avant Pascal, Rûmi.

Et puis j’aime dans ce conte le portrait de Satan, l’incarnation du Mal, dépeint ici comme celui qui désespère, celui par lequel l’abattement advient, et également comme celui qui confond le majeur et le mineur, l’aspiration à Dieu et le fait de manger des friandises, comme si tout se valait…

belle

Percer le masque de la Bête


La Belle et la Bête, de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, est l’histoire d’un prince qu’un sort a transformé en bête, ce qui va lui permettre de connaître le véritable amour. Il serait resté prince, glorieux dans sa jeunesse et sa beauté, c’est à son apparence, à ses atours qu’on se serait attaché. Mais il est laid et sauvage. Et la femme qui l’aimera en dépit de son apparence repoussante et de son statut de bête, cette femme là l’aimera vraiment car elle aura su percer la carapace, découvrir l’être caché derrière le masque, mettre au jour le diamant enfoui.

C’est mon conte préféré, depuis toujours. Probablement parce que, depuis toujours il me rassure. Et puis, plus récemment, parce que j’y vois un écho à diverses réflexions.

L’amour est une découverte. Il lui faut, pour se déployer vraiment et prendre à la fois son ampleur et son vol, voir au-delà des apparences, creuser la surface. C’est probablement le drame des êtres trop beaux que d’attirer toujours les regards et les élans, au risque de douter toujours de l’amour qui leur est porté : est-ce moi qu’on aime ou seulement mon éclat ?

L’être plein de bonté que revêt sa peau de bête se révèle lentement. Il faut du temps pour que la Belle perce la Bête et que la Bête, symétriquement, apprenne à apprécier cette Belle et à découvrir la bonté qui se cache derrière la beauté. Car la beauté elle aussi est masque qu’il faut apprendre à dépasser.

Dans Le jeu de l’amour et du hasard, ainsi, Silvia et Dorante, pourtant tous deux déguisés, assistent, stupéfaits, à la naissance de leur amour : ils se sont déguisés en valet et servante et chacun, pourtant, aime l’autre, dans un ravissement et un étonnement total. Et c’est parce que chacun aime l’autre dans l’ignorance de son statut de maître, c’est parce que Dorante propose le mariage à Silvia alors même qu’il la croit être une domestique, que son amour est vrai car ne s’arrêtant pas au fard.

Il y a peu de plaisir aussi grand que de savoir déceler le diamant caché au fond de l’être qu’on aime, qui ne se révèle qu’à force de patience et d’amour, cette porte des étoiles, cette blessure qui est ouverture vers Dieu qu’on a su un jour découvrir et qui peut-être n’existe que pour nous, comme la porte de la loi, dans la Parabole de la loi.

Ô le bonheur d’Alceste qui, sous le masque de Célimène, a su trouver la blessure ouverte !

Peu de plaisir aussi grand, aussi, que de sentir, comme la Bête ou Peau d’âne, qu’on a été percé, qu’une âme a su trouver notre âme.


  1. La musique qu’on entend en introduction de mon enregistrement du conte est celle composée par Georges Auric pour le film de Jean Cocteau. Quand j’étais enfant, ma sœur aimait à m’effrayer en me montrant, tandis que j’étais au lit et près de m’endormir, des images de la Bête, jouée par Jean Marais, qui figuraient dans le Journal de tournage de Jean Cocteau.

2. Et voici le texte que je lis, de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont :

Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six enfans, trois garçons et trois filles ; et, comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très-belles ; mais la cadette, sur-tout, se faisait admirer, et on ne l’appelait, quand elle était petite, que La belle enfant ; en sorte que le nom lui en resta ; ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil, parce qu’elles étaient riches ; elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands ; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres. Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage ; mais les deux aînées répondirent qu’elles ne se marieraient jamais, à moins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. La Belle (car je vous ai dit que c’était le nom de la plus jeune), la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l’épouser ; mais elle leur dit : qu’elle était trop jeune, et qu’elle souhaitait de tenir compagnie à son père pendant quelques années. Tout d’un coup le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu’une petite maison de campagne, bien loin de la ville.

Il dit en pleurant, à ses enfans, qu’il fallait aller demeurer dans cette maison, et, qu’en travaillant comme des paysans, ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu’elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu’elles avaient plusieurs amans qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu’elles n’eussent plus de fortune : les bonnes demoiselles se trompaient ; leurs amans ne voulurent plus les regarder, quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait à cause de leur fierté, on disait : « elles ne méritent pas qu’on les plaigne, nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé ; qu’elles aillent faire les dames en gardant les moutons ». Mais en même tems, tout le monde disait : « pour la Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur ; c’est une si bonne fille ; elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté ; elle était si douce, si honnête ». Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent l’épouser, quoiqu’elle n’eut pas un sou ; mais elle leur dit : qu’elle ne pouvait pas se résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur, et qu’elle le suivrait à la campagne, pour le consoler et lui aider à travailler. La pauvre Belle avait été bien affligée d’abord de perdre sa fortune ; mais elle s’était dit à elle-même : quand je pleurerai bien fort, mes larmes ne me rendront pas mon bien ; il faut tâcher d’être heureuse sans fortune.

Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le marchand et ses trois fils s’occupèrent à labourer la terre. La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait de nétoyer la maison et d’apprêter à dîner pour la famille. Elle eut d’abord beaucoup de peine, car elle n’était pas accoutumée à travailler comme une servante ; mais, au bout de deux mois, elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une santé parfaite. Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, elle jouait du clavecin, ou bien elle chantait en filant. Ses deux sœurs, au contraire, s’ennuyaient à la mort ; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaient toute la journée, et s’amusaient à regretter leurs beaux habits et les compagnies. Voyez notre cadette, disaient-elles entr’elles, elle a l’âme basse, et est si stupide qu’elle est contente de sa malheureuse situation. Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait que la Belle était plus propre que ses sœurs à briller dans les compagnies. Il admirait la vertu de cette jeune fille, et sur-tout sa patience ; car ses sœurs, non contentes de lui laisser faire tout l’ouvrage de la maison, l’insultaient à tout moment.

Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude, lorsque le marchand reçut une lettre, par laquelle on lui marquait qu’un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises, venait d’arriver heureusement. Cette nouvelle pensa tourner la tête à ses deux aînées, qui pensaient qu’à la fin elles pourraient quitter cette campagne, où elles s’ennuyaient tant ; et quand elles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortes de bagatelles. La Belle ne lui demandait rien ; car elle pensait en elle-même, que tout l’argent des marchandises ne suffirait pas pour acheter ce que ses sœurs souhaitaient. Tu ne me pries pas de t’acheter quelque chose, lui dit son père. Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je vous prie de m’apporter une rose, car il n’en vient point ici. Ce n’est pas que la Belle se souciât d’une rose ; mais elle ne voulait pas condamner, par son exemple, la conduite de ses sœurs, qui auraient dit, que c’était pour se distinguer qu’elle ne demandait rien. Le bon homme partit ; mais quand il fut arrivé, on lui fit un procès pour ses marchandises, et, après avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu’il était auparavant. Il n’avait plus que trente milles pour arriver à sa maison, et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfans ; mais, comme il fallait passer un grand bois, avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement ; le vent était si grand, qu’il le jeta deux fois en bas de son cheval, et, la nuit étant venue, il pensa qu’il mourrait de faim ou de froid, ou qu’il serait mangé des loups, qu’il entendait hurler autour de lui. Tout d’un coup, en regardant au bout d’une longue allée d’arbres, il vit une grande lumière, mais qui paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit que cette lumière sortait d’un grand palais qui était tout illuminé. Le marchand remercia Dieu du secours qu’il lui envoyait, et se hâta d’arriver à ce château ; mais il fut bien surpris de ne trouver personne dans les cours. Son cheval, qui le suivait, voyant une grande écurie ouverte, entra dedans ; et, ayant trouvé du foin et de l’avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jeta dessus avec beaucoup d’avidité. Le marchand l’attacha dans l’écurie, et marcha vers la maison, où il ne trouva personne ; mais, étant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu, et une table chargée de viande, où il n’y avait qu’un couvert. Comme la pluie et la neige l’avaient mouillé jusqu’aux os, il s’approcha du feu pour se sécher, et disait en lui-même : le maître de la maison ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j’ai prise, et sans doute ils viendront bientôt. Il attendit pendant un tems considérable ; mais onze heures ayant sonné, sans qu’il vit personne, il ne put résister à la faim, et prit un poulet qu’il mangea en deux bouchées, et en tremblant. Il but aussi quelques coups de vin, et, devenu plus hardi, il sortit de la salle, et traversa plusieurs grands appartemens, magnifiquement meublés. À la fin il trouva une chambre où il y avait un bon lit, et comme il était minuit passé, et qu’il était las, il prit le parti de fermer la porte et de se coucher.

Il était dix heures du matin quand il se leva le lendemain, et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre à la place du sien qui était tout gâté. Assurément, dit-il, en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne Fée qui a eu pitié de ma situation. Il regarda par la fenêtre et ne vit plus de neige ; mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. Il rentra dans la grande salle où il avait soupé la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat. Je vous remercie, madame la Fée, dit-il tout haut, d’avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. Le bon homme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval, et, comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé, et cueillit une branche où il y en avait plusieurs. En même tems, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une Bête si horrible, qu’il fut tout prêt de s’évanouir. « Vous êtes bien ingrat, lui dit la Bête, d’une voix terrible ; je vous ai sauvé la vie, en vous recevant dans mon château, et, pour ma peine, vous me volez mes roses que j’aime mieux que toutes choses au monde. Il faut mourir pour réparer cette faute ; je ne vous donne qu’un quart d’heure pour demander pardon à Dieu. Le marchand se jeta à genoux, et dit à la bête, en joignant les mains : — Monseigneur, pardonnez-moi, je ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles, qui m’en avait demandé. — Je ne m’appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n’aime point les complimens, moi, je veux qu’on dise ce que l’on pense ; ainsi, ne croyez pas me toucher par vos flatteries ; mais vous m’avez dit que vous aviez des filles ; je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vos filles vienne volontairement, pour mourir à votre place : ne me raisonnez pas ; partez, et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois. Le bon homme n’avait pas dessein de sacrifier une de ses filles à ce vilain monstre ; mais il pensa, au moins, j’aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu’il pouvait partir quand il voudrait ; mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t’en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grand coffre vide ; tu peux y mettre tout ce qui te plaira ; je le ferai porter chez toi. En même tems, la Bête se retira, et le bon homme dit en lui-même ; s’il faut que je meure, j’aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfans.

Il retourna dans la chambre où il avait couché, et, y ayant trouvé une grande quantité de pièces d’or, il remplit le grand coffre, dont la Bête lui avait parlé, le ferma, et, ayant repris son cheval qu’il retrouva dans l’écurie, il sortit de ce palais avec une tristesse égale à la joie qu’il avait, lorsqu’il y était entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêt, et en peu d’heures, le bon homme arriva dans sa petite maison. Ses enfans se rassemblèrent autour de lui ; mais, au lieu d’être sensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer en les regardant. Il tenait à la main la branche de roses, qu’il apportait à la Belle : il la lui donna, et lui dit : la Belle, prenez ces roses ; elles coûteront bien cher à votre malheureux père ; et tout de suite, il raconta à sa famille la funeste aventure qui lui était arrivée. À ce récit, ses deux aînées jetèrent de grands cris, et dirent des injures à la Belle qui ne pleurait point. Voyez ce que produit l’orgueil de cette petite créature, disaient-elles ; que ne demandait-elle des ajustements comme nous ? mais non, mademoiselle voulait se distinguer ; elle va causer la mort de notre père et elle ne pleure pas. Cela serait fort inutile, reprit la Belle, pourquoi pleurerais-je la mort de mon père ? il ne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu’en mourant j’aurai la joie de sauver mon père et de lui prouver ma tendresse. Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas, nous irons trouver ce monstre, et nous périrons sous ses coups, si nous ne pouvons le tuer. Ne l’espérez pas, mes enfans, leur dit le marchand, la puissance de cette Bête est si grande, qu’il ne me reste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du bon cœur de la Belle, mais je ne veux pas l’exposer à la mort. Je suis vieux, il ne me reste que peu de temps à vivre ; ainsi, je ne perdrai que quelques années de vie, que je ne regrette qu’à cause de vous, mes chers enfans. Je vous assure, mon père, lui dit la Belle, que vous n’irez pas à ce palais sans moi ; vous ne pouvez m’empêcher de vous suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pas fort attachée à la vie, et j’aime mieux être dévorée par ce monstre, que de mourir du chagrin que me donnerait votre perte. On eut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beau palais, et ses sœurs en étaient charmées, parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie. Le marchand était si occupé de la douleur de perdre sa fille, qu’il ne pensait pas au coffre qu’il avait rempli d’or ; mais, aussitôt qu’il se fut renfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné de le trouver à la ruelle de son lit. Il résolut de ne point dire à ses enfans qu’il était devenu si riche, parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville ; qu’il était résolu de mourir dans cette campagne ; mais il confia ce secret à la Belle qui lui apprit qu’il était venu quelques gentilshommes pendant son absence, et qu’il y en avait deux qui aimaient ses sœurs. Elle pria son père de les marier ; car elle était si bonne qu’elle les aimait, et leur pardonnait de tout son cœur le mal qu’elles lui avaient fait. Ces deux méchantes filles se frottaient les yeux avec un oignon, pour pleurer lorsque la Belle partit avec son père ; mais ses frères pleuraient tout de bon, aussi bien que le marchand : il n’y avait que la Belle qui ne pleurait point, parce qu’elle ne voulait pas augmenter leur douleur. Le cheval prit la route du palais, et sur le soir ils l’aperçurent illuminé, comme la première fois. Le cheval fut tout seul à l’écurie, et le bon homme entra avec sa fille dans la grande salle, où ils trouvèrent une table magnifiquement servie, avec deux couverts. Le marchand n’avait pas le cœur de manger ; mais Belle s’efforçant de paraître tranquille, se mit à table, et le servit ; puis elle disait en elle-même : la Bête veut m’engraisser avant de me manger, puisqu’elle me fait si bonne chère. Quand ils eurent soupé, ils entendirent un grand bruit, et le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurant ; car il pensait que c’était la Bête. Belle ne put s’empêcher de frémir en voyant cette horrible figure ; mais elle se rassura de son mieux, et le monstre lui ayant demandé si c’était de bon cœur qu’elle était venue ; elle lui dit, en tremblant, qu’oui. Vous êtes bien bonne, dit la Bête, et je vous suis bien obligé. Bon homme, partez demain matin, et ne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu, la Belle. Adieu, la Bête, répondit-elle, et tout de suite le monstre se retira. Ah ! ma fille, lui dit le marchand, en embrassant la Belle, je suis à demi-mort de frayeur. Croyez-moi, laissez-moi ici ; non, mon père, lui dit la Belle avec fermeté, vous partirez demain matin, et vous m’abandonnerez au secours du ciel ; peut-être aura-t-il pitié de moi. Ils furent se coucher, et croyaient ne pas dormir de toute la nuit ; mais à peine furent-ils dans leurs lits que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit : « Je suis contente de votre bon cœur, la Belle ; la bonne action que vous faites, en donnant votre vie, pour sauver celle de votre père, ne demeurera point sans récompense ». La Belle, en s’éveillant, raconta ce songe à son père, et, quoiqu’il le consolât un peu, cela ne l’empêcha pas de jeter de grands cris, quand il fallut se séparer de sa chère fille.

Lorsqu’il fut parti, la Belle s’assit dans la grande salle, et se mit à pleurer aussi ; mais, comme elle avait beaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu, et résolut de ne point se chagriner, pour le peu de temps qu’elle avait à vivre ; car elle croyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut de se promener en attendant, et de visiter ce beau château. Elle ne pouvait s’empêcher d’en admirer la beauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte, sur laquelle il y avait écrit : Appartement de la Belle. Elle ouvrit cette porte avec précipitation, et elle fut éblouie de la magnificence qui y régnait ; mais ce qui frappa le plus sa vue fut une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique. On ne veut pas que je m’ennuie, dit-elle, tout bas ; elle pensa ensuite, si je n’avais qu’un jour à demeurer ici, on ne m’aurait pas fait une telle provision. Cette pensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque, et vit un livre où il y avait écrit en lettres d’or : Souhaitez, commandez ; vous êtes ici la reine et la maîtresse. Hélas ! dit-elle, en soupirant, je ne souhaite rien que de voir mon pauvre père, et de savoir ce qu’il fait à présent : elle avait dit cela en elle-même. Quelle fut sa surprise ! en jetant les yeux sur un grand miroir, d’y voir sa maison, où son père arrivait avec un visage extrêmement triste. Ses sœurs venaient au-devant de lui, et, malgré les grimaces qu’elles faisaient pour paraître affligées, la joie qu’elles avaient de la perte de leur sœur paraissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, et la Belle ne put s’empêcher de penser que la Bête était bien complaisante, qu’elle n’avait rien à craindre d’elle. À midi, elle trouva la table mise, et, pendant son dîner elle entendit un excellent concert, quoiqu’elle ne vît personne. Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s’empêcher de frémir. La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ? — Vous êtes le maître, répondit la Belle en tremblant. — Non, répondit la Bête, il n’y a ici de maîtresse que vous. Vous n’avez qu’à me dire de m’en aller si je vous ennuie ; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid ? — Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon. — Vous avez raison, dit le monstre, mais, outre que je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que je ne suis qu’une Bête. — On n’est pas Bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su cela. — Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre ; et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison, car tout ceci est à vous ; et j’aurais du chagrin, si vous n’étiez pas contente. — Vous avez bien de la bonté, lui dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur ; quand j’y pense, vous ne me paraissez plus si laid. — Oh dame, oui, répondit la Bête, j’ai le cœur bon, mais je suis un monstre. — Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle ; et je vous aime mieux avec votre figure que ceux qui, avec la figure d’hommes, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat. — Si j’avais de l’esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier ; mais je suis un stupide, et tout ce que je puis vous dire, c’est que je vous suis bien obligé.

La Belle soupa de bon appétit. Elle n’avait presque plus peur du monstre ; mais elle manqua mourir de frayeur, lorsqu’il lui dit : « La Belle, voulez-vous être ma femme ? » Elle fut quelque tems sans répondre : elle avait peur d’exciter la colère du monstre, en le refusant : elle lui dit pourtant en tremblant : non la Bête. Dans ce moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit ; mais Belle fut bientôt rassurée, car la Bête lui ayant dit tristement : Adieu donc la Belle, sortit de la chambre, en se retournant de tems en tems pour la regarder encore. Belle se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête : Hélas ! disait-elle, c’est bien dommage qu’elle soit si laide, elle est si bonne !

Belle passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visite, l’entretenait pendant le souper, avec assez de bon sens, mais jamais avec ce qu’on appelle esprit, dans le monde. Chaque jour, Belle découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre. L’habitude de le voir l’avait accoutumée à sa laideur ; et, loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait souvent à sa montre, pour voir s’il était bientôt neuf heures ; car la Bête ne manquait jamais de venir à cette heure-là. Il n’y avait qu’une chose qui faisait de la peine à la Belle, c’est que le monstre, avant de se coucher, lui demandait toujours si elle voulait être sa femme, et paraissait pénétré de douleur lorsqu’elle lui disait que non. Elle dit un jour : « Vous me chagrinez, la Bête ; je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère pour vous faire croire que cela arrivera jamais. Je serai toujours votre amie ; tâchez de vous contenter de cela. — Il le faut bien, reprit la Bête ; je me rends justice. Je sais que je suis bien horrible ; mais je vous aime beaucoup ; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien rester ici ; promettez-moi que vous ne me quitterez jamais ». La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu dans son miroir que son père était malade de chagrin de l’avoir perdue ; et elle souhaitait de le revoir. « Je pourrais bien vous promettre, dit-elle à la Bête, de ne vous jamais quitter tout-à-fait ; mais j’ai tant d’envie de revoir mon père, que je mourrai de douleur si vous me refusez ce plaisir. — J’aime mieux mourir moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père ; vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra de douleur. — Non, lui dit la Belle en pleurant, je vous aime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets de revenir dans huit jours. Vous m’avez fait voir que mes sœurs sont mariées, et que mes frères sont partis pour l’armée. Mon père est tout seul, souffrez que je reste chez lui une semaine. — Vous y serez demain au matin, dit la Bête ; mais souvenez-vous de votre promesse. Vous n’aurez qu’à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. Adieu, la Belle ». La Bête soupira selon sa coutume, en disant ces mots, et la Belle se coucha toute triste de la voir affligée. Quand elle se réveilla le matin, elle se trouva dans la maison de son père ; et, ayant sonné une clochette qui était à côté de son lit, elle vit venir la servante qui fit un grand cri en la voyant. Le bon homme accourut à ce cri, et manqua mourir de joie en revoyant sa chère fille ; et ils se tinrent embrassés plus d’un quart-d’heure. La Belle, après les premiers transports, pensa qu’elle n’avait point d’habits pour se lever ; mais la servante lui dit, qu’elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre plein de robes toutes d’or, garnies de diamans. Belle remercia la bonne Bête de ses attentions ; elle prit la moins riche de ces robes, et dit à la servante de serrer les autres, dont elle voulait faire présent à ses sœurs ; mais à peine eut-elle prononcé ces paroles, que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu’elle gardât tout cela pour elle ; et aussitôt les robes et le coffre revinrent à la même place. La Belle s’habilla ; et, pendant ce temps on fut avertir ses sœurs qui accoururent avec leurs maris ; elles étaient toutes deux fort malheureuses. L’aînée avait épousé un gentilhomme, beau comme le jour ; mais il était si amoureux de sa propre figure, qu’il n’était occupé que de cela, depuis le matin jusqu’au soir, et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme qui avait beaucoup d’esprit ; mais il ne s’en servait que pour faire enrager tout le monde, et sa femme toute la première. Les sœurs de la Belle manquèrent de mourir de douleur, quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup, quand elle leur eut conté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirent dans le jardin pour y pleurer tout à leur aise, et elles se disaient : « Pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous ? Ne sommes-nous pas plus aimables qu’elle ? — Ma sœur, dit l’aînée, il me vient une pensée ; tâchons de l’arrêter ici plus de huit jours ; sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu’elle lui aura manqué de parole, et peut-être qu’elle la dévorera. — Vous avez raison, ma sœur, répondit l’autre. Pour cela, il lui faut faire de grandes caresses ; et, ayant pris cette résolution, elles remontèrent, et firent tant d’amitié à leur sœur, que la Belle en pleura de joie. Quand les huit jours furent passés, les deux sœurs s’arrachèrent les cheveux, et firent tant les affligées de son départ, qu’elle promit de rester encore huit jours chez son père.

Cependant Belle se reprochait le chagrin qu’elle allait donner à sa pauvre Bête, qu’elle aimait de tout son cœur, et elle s’ennuyait de ne plus la voir. La dixième nuit qu’elle passa chez son père, elle rêva qu’elle était dans le jardin du palais, et qu’elle voyait la Bête couchée sur l’herbe et près de mourir, qui lui reprochait son ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut, et versa des larmes. — Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête qui a pour moi tant de complaisance ? Est-ce sa faute si elle est si laide, et si elle a peu d’esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? Je serais plus heureuse avec elle, que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est ni la beauté, ni l’esprit d’un mari qui rendent une femme contente : c’est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance ; et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Je n’ai point d’amour pour elle, mais j’ai de l’estime, de l’amitié, de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse : je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude. À ces mots, Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher. À peine fut-elle dans son lit, qu’elle s’endormit ; et, quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu’elle était dans le palais de la Bête. Elle s’habilla magnifiquement pour lui plaire, et s’ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir ; mais l’horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle alors craignit d’avoir causé sa mort. Elle courut tout le palais, en jetant de grands cris ; elle était au désespoir. Après avoir cherché par-tout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l’avait vue en dormant. Elle trouva la pauvre Bête étendue sans connaissance, et elle crut qu’elle était morte. Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure ; et, sentant que son cœur battait encore, elle prit de l’eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête. La bête ouvrit les yeux, et dit à la Belle : « Vous avez oublié votre promesse ; le chagrin de vous avoir perdue m’a fait résoudre à me laisser mourir de faim ; mais je meurs content, puisque j’ai le plaisir de vous revoir encore une fois. — Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle, vous vivrez pour devenir mon époux ; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu’à vous. Hélas ! je croyais n’avoir que de l’amitié pour vous ; mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir. À peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles qu’elle vit le château brillant de lumière ; les feux d’artifices, la musique, tout lui annonçait une fête ; mais toutes ces beautés n’arrêtèrent point sa vue : elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise ! la Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête. — Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante fée m’avait condamné à rester sous cette figure, jusqu’à ce qu’une belle fille consentit à m’épouser, et elle m’avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n’y avait que vous dans le monde, assez bonne pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère ; et, en vous offrant ma couronne, je ne puis m’acquitter des obligations que je vous ai. La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour se relever. Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie en trouvant, dans la grande salle, son père et toute sa famille, que la belle dame, qui lui était apparue en songe, avait transportée au château. — Belle, lui dit cette dame qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre bon choix : vous avez préféré la vertu à la beauté et à l’esprit, vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une même personne. Vous allez devenir une grande reine : j’espère que le trône ne détruira pas vos vertus. — Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée aux deux sœurs de Belle, je connais votre cœur et toute la malice qu’il renferme. Devenez deux statues ; mais conservez toute votre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre sœur, et je ne vous impose point d’autre peine que d’être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état qu’au moment où vous reconnaîtrez vos fautes ; mais j’ai bien peur que vous ne restiez toujours statues. On se corrige de l’orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse : mais c’est une espèce de miracle que la conversion d’un cœur méchant et envieux. Dans le moment, la fée donna un coup de baguette qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle, dans le royaume du prince. Ses sujets le virent avec joie, et il épousa la Belle qui vécut avec lui fort long-tems, et dans un bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu.

chute2

Vous serez comme des dieux…


 

“… Vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais

 

dit à Ève le serpent bavard de la Genèse. Mais quelques lignes plus loin, c’est Dieu lui-même qui déclare, étonnamment :

Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance de ce qui est bon ou mauvais.

 

Dieu confirme donc les paroles du serpent et, ajoutant que, en raison de sa désobéissance, l’homme sera privé du fruit de l’arbre de vie, il confirme son propos initial : pour avoir mangé de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais, l’homme sera condamné à mourir, à être mortel. Ce roublard de serpent s’était bien évidemment gardé de dire cela à Ève, l’assurant seulement – ce qui est vrai mais incomplet – qu’elle ne mourrait pas tout de suite, le fruit n’étant pas empoisonné : ruse diabolique, quoique pas très sophistiquée ; on croirait entendre le rire de Michel Simon jouant Méphistophélès dans La beauté du diable.

Ainsi, l”homme a-t-il échangé l’immortalité qu’il aurait probablement acquise en demeurant, obéissant, dans le jardin d’Eden contre la connaissance du bien et du mal, qui est aussi la connaissance tout court, puisque c’est après avoir mangé le fruit défendu que les yeux d’Adam et Ève s’ouvrent – se dessillent, dit André Chouraqui –  et qu’ils découvrent leur nudité.

Ce fruit, interdit et défendu, pousse paradoxalement au cœur de l’Eden : au centre du jardin, il y a l’arbre de vie et à côté, l’arbre de la connaissance. Et Dieu – on croirait entendre Barbe bleue confiant son trousseau de clés à sa jeune épouse – explique à Adam qu’il peut manger de tout arbre du jardin – sauf de celui-ci, qui est justement au centre…

Le serpent, dans l’histoire, n’a pas besoin d’être très machiavélique (même s’il l’est un peu) pour convaincre Ève de franchir le pas. Ce qu’elle fait, suivie d’Adam, qui est pitoyable ensuite quand il tente de se défausser sur sa femme, puis elle sur le serpent, comme dans une scène en cascade de la Commedia dell’arte.

Adam et Ève ont désobéi – Adam surtout d’ailleurs puisque c’est à lui que l’interdit avait été signifié. Quant au serpent – que ma traduction dit “astucieux” -, il a agi avec duplicité – ce qui montre au passage que le ver était déjà dans le fruit, c’est bien le cas de le dire. Le serpent est puni – il perd ses pattes et l’amitié des femmes ; Adam et Ève aussi. Pas pour avoir mal agi (ils ne connaissaient pas encore le bien et le mal) mais pour avoir désobéi. C’est de cela qu’ils sont punis, d’être si facilement tombés dans le piège de la désobéissance qui leur avait été tendu.

Voilà pour le récit ordinaire.

***

Mais je ne crois pas à ce récit. Je ne crois pas à ce récit où un Dieu, étrangement, punirait sa créature d’avoir agi comme il pensait depuis le début qu’elle agirait. Je ne crois pas à la punition.

Le texte, en fait, n’est pas si clair. Parce que l’interdiction, qui seule légitimerait la punition, n’est pas elle-même si clairement formulée. Ou plutôt, elle n’est pas formulée comme une interdiction catégorique, une règle morale (et purement arbitraire), mais comme un conseil, une mise en garde paternelle :

“Tu pourras manger de tout arbre du jardin mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir.”

 

dit Dieu à Adam.

Et quand Ève explique au serpent ce qui leur a été dit, c’est la même idée qui transparaît dans les mots qu’elle emploie, celle d’un conseil bienveillant :

“Nous pouvons manger des fruits des arbres du jardin mais des fruits de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir.””.

 

Je ne crois pas qu’Adam et Ève soient punis. Il y aurait une certaine cruauté à les punir après les avoir ainsi tentés. Ce qu’ils subissent n’est pas une punition, née de la colère divine, mais la simple conséquence de leur acte. Dieu ne les avait pas menacés ; il les avait prévenus. Et il n’y a dans leur dégringolade, dans leur chute, de punition que dans l’acception bien singulière qu’on donne au mot lorsque, s’adressant à un enfant qui est tombé pour avoir couru, on lui explique, bêtement et méchamment, qu’il a été puni de sa témérité.

Enfance. C’est bien d’elle qu’il s’agit. Ce que perdent Adam et Ève, au-delà de l’immortalité qu’ils auraient peut-être eue, c’est le rapport direct, immédiat, insouciant aux choses dans lequel jusqu’alors ils vivaient. Quoique déjà clairement séparés du reste de la création, de ce règne animal qu’il avait été confié à Adam de désigner, ils étaient encore comme de petits enfants,  naïfs et innocents, nus et sans conscience d’eux-mêmes. C’est cette conscience qu’ils acquièrent brutalement, au moment même de la transgression, dans la révélation soudaine qui s’opère à cet instant.

Ce que raconte la Chute est une naissance : naissance de la conscience, naissance de l’humanité, naissance aussi du petit d’homme expulsé hors du ventre maternel, de ce paradis à jamais perdu où tout lui était donné, où tout lui était acquis et qu’il doit pourtant quitter, dans la douleur et les cris, pour tout simplement mener sa vie d’homme.

La Chute, c’est la naissance de l’homme.

 

Et maintenant, le texte de la Genèse (les versets 2.5 à 3. 24) dans une autre traduction que celle (traduction œcuménique) que j’utilise dans ma lecture :

“Quand le Seigneur Dieu fit la terre et le ciel, il n’y avait encore aucun buisson sur la terre, et aucune herbe n’avait encore germé, car le Seigneur Dieu n’avait pas encore envoyé de pluie sur la terre, et il n’y avait pas d’êtres humains pour cultiver le sol. Seule une sorte de source jaillissait de la terre et arrosait la surface du sol.

Le Seigneur Dieu prit de la poussière du sol et en façonna un être humain. Puis il lui insuffla dans les narines le souffle de vie, et cet être humain devint vivant. Ensuite le Seigneur Dieu planta un jardin au pays d’Éden, là-bas vers l’est, pour y mettre l’être humain qu’il avait façonné. Il fit pousser du sol toutes sortes d’arbres à l’aspect agréable et aux fruits délicieux. Il mit au centre du jardin l’arbre de la vie, et l’arbre qui donne la connaissance de ce qui est bon ou mauvais.

Un fleuve prenait sa source au pays d’Éden et irriguait le jardin. De là, il se divisait en quatre bras. Le premier était le Pichon ; il fait le tour du pays de Havila. Dans ce pays, on trouve de l’or, un or de qualité, ainsi que la résine parfumée de bdellium et la pierre précieuse de cornaline. Le second bras du fleuve était le Guihon, qui fait le tour du pays de Kouch. Le troisième était le Tigre, qui coule à l’est de la ville d’Assour. Enfin le quatrième était l’Euphrate.

Le Seigneur Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder. Il lui fit cette recommandation : « Tu peux manger les fruits de n’importe quel arbre du jardin, sauf de l’arbre qui donne la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. Le jour où tu en mangeras, tu mourras. »

Le Seigneur Dieu se dit : « Il n’est pas bon que l’être humain soit seul. Je vais le secourir en lui faisant une sorte de partenaire. » Avec de la terre, le Seigneur façonna quantité d’animaux sauvages et d’oiseaux, et les conduisit à l’être humain pour voir comment celui-ci les nommerait. Chacun de ces animaux devait porter le nom que l’être humain lui donnerait. Celui-ci donna donc un nom aux animaux domestiques, aux animaux sauvages et aux oiseaux. Mais il ne trouva pas de partenaire capable de le secourir. Alors le Seigneur Dieu fit tomber l’homme dans un profond sommeil. Il lui prit une côte et referma la chair à sa place. Avec cette côte, le Seigneur fit une femme et la conduisit à l’homme. En la voyant celui-ci s’écria : « Ah ! Cette fois, voici quelqu’un qui est plus que tout autre du même sang que moi ! On la nommera compagne de l’homme, car c’est de son compagnon qu’elle fut tirée. »
C’est pourquoi l’homme quittera père et mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviendront tous deux un seul être.

L’homme et sa femme étaient tous deux nus, mais sans éprouver aucune gêne l’un devant l’autre.

Le serpent était le plus rusé de tous les animaux sauvages que le Seigneur avait faits. Il demanda à la femme : « Est-ce vrai que Dieu vous a dit : “Vous ne devez manger aucun fruit du jardin” ? » La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger les fruits du jardin. Mais quant aux fruits de l’arbre qui est au centre du jardin, Dieu nous a dit : “Vous ne devez pas en manger, pas même y toucher, de peur d’en mourir.” » Le serpent répliqua : « Pas du tout, vous ne mourrez pas. Mais Dieu le sait bien : dès que vous en aurez mangé, vous verrez les choses telles qu’elles sont, vous serez comme lui, capables de savoir ce qui est bon ou mauvais. »

La femme vit que les fruits de l’arbre étaient agréables à regarder, qu’ils devaient être bons et qu’ils donnaient envie d’en manger pour acquérir un savoir plus étendu. Elle en prit un et en mangea. Puis elle en donna à son mari, qui était avec elle, et il en mangea, lui aussi. Alors ils se virent tous deux tels qu’ils étaient, ils se rendirent compte qu’ils étaient nus. Ils attachèrent ensemble des feuilles de figuier, et ils s’en firent chacun une sorte de pagne.

Le soir, quand souffle la brise, l’homme et la femme entendirent le Seigneur se promener dans le jardin. Ils se cachèrent de lui parmi les arbres. Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui demanda : « Où es-tu ? » L’homme répondit : « Je t’ai entendu dans le jardin. J’ai eu peur, car je suis nu, et je me suis caché. » — « Qui t’a appris que tu étais nu, demanda le Seigneur Dieu ; aurais-tu goûté au fruit que je t’avais défendu de manger ? » L’homme répliqua : « C’est la femme que tu m’as donnée pour compagne ; c’est elle qui m’a donné ce fruit, et j’en ai mangé. »

Le Seigneur Dieu dit alors à la femme : « Pourquoi as-tu fait cela ? » Elle répondit : « Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit. »

Alors le Seigneur Dieu dit au serpent : « Puisque tu as fait cela, je te maudis. Seul de tous les animaux tu devras ramper sur ton ventre et manger de la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai l’hostilité entre la femme et toi, entre sa descendance et la tienne. La sienne t’écrasera la tête, tandis que tu la mordras au talon. »

Le Seigneur dit ensuite à la femme : « Je rendrai tes grossesses pénibles, tu souffriras pour mettre au monde tes enfants. Tu te sentiras attirée par ton mari, mais il dominera sur toi. »

Il dit enfin à l’homme : « Tu as écouté la suggestion de ta femme et tu as mangé le fruit que je t’avais défendu. Eh bien, par ta faute, le sol est maintenant maudit. Tu auras beaucoup de peine à en tirer ta nourriture pendant toute ta vie ; il produira pour toi épines et chardons. Tu devras manger ce qui pousse dans les champs ; tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu as été tiré. Car tu es fait de poussière, et tu retourneras à la poussière. »

L’homme, Adam, nomma sa femme Ève, c’est-à-dire Vie, car elle est la mère de tous les vivants. Le Seigneur fit à l’homme et à sa femme des vêtements de peaux de bête et les en habilla. Puis il se dit : « Voilà que l’homme est devenu comme un dieu, pour ce qui est de savoir ce qui est bon ou mauvais. Il faut l’empêcher maintenant d’atteindre aussi l’arbre de la vie ; s’il en mangeait les fruits, il vivrait indéfiniment. » Le Seigneur Dieu renvoya donc l’homme du jardin d’Éden, pour qu’il aille cultiver le sol dont il avait été tiré. Puis, après l’en avoir expulsé, le Seigneur plaça des chérubins en sentinelle devant le jardin d’Éden. Ceux-ci, armés de l’épée flamboyante et tourbillonnante, devaient garder l’accès de l’arbre de la vie.”


 

On pourra également écouter, sur un thème similaire, un conte, enregistré il y a longtemps, de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont : La curiosité.

blé

J’y gagne à cause de la couleur du blé

Dans le chapitre XXI du Petit prince, qui est lu ici, le renard apprend au Petit prince qu’il faut, avec douceur, patience et tendresse, apprivoiser les êtres pour les connaître vraiment, que quand on les a apprivoisés on les aime, que les aimant on en dépend, et qu’en dépendant, les perdre cause de la peine.

Pourquoi alors cherche-t-on à les apprivoiser et à les aimer ?, demande le Petit prince. Qu’y gagne-t-on ? “On y gagne à cause de la couleur des blés”, répond le renard qui explique que, pour celui qui n’aime pas, les blés ne sont rien ou presque rien : ils sont vides de sens et anonymes, des plantes nourricières semblables aux autres plantes. Mais que depuis que lui, le renard, aime le Petit prince, il a découvert autre chose en le blé : un rappel de la chevelure blonde de son ami, un souvenir tendre qui lui revient quand le vent caresse les épis ; une émotion qui l’étreint quand, au détour du chemin, il aperçoit ce blé jaillissant vers le soleil. Ce qu’il a gagné, c’est cela : la résonnance du monde, le surgissement de mille correspondances qui transforment un monde étranger en un monde que peuple l’être aimé.

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé“, écrivait Lamartine, et c’est un peu de cette idée, retournée et contraposée, qu’exprime le renard d’Antoine de Saint-Exupéry : l’amour peuple le monde. Il le peuple et l’enchante tout en même temps, l’illuminant et le rendant complice de l’élan qui nous porte vers l’être aimé. L’amour accroche de joyeuses clochettes à tous les êtres, à toutes les choses, fait vibrer les paysages et resplendir les cieux, transforme la grenouille en princesse, la Bête en prince charmant, et ouvre aux hommes la porte des étoiles.

C’est pour connaître cela, pour reconnaître le monde, pour le reconnaître comme sien et l’habiter au lieu de le traverser comme le ferait un étranger, délié de tout et altéré de solitude, que le renard a voulu être apprivoisé, a voulu tisser des liens, se dégager de la minéralité du désert pour aller vers les autres vivants et s’abreuver de leur amour.

Il y a ainsi, au milieu du désert, poussant d’on-ne-sait où, vivant d’on-ne-sait quoi, des fleurs jaillissant du sable. Rien alentour : des cailloux, des pierres, du sable roux qui jaunit quand le soleil est haut. Et soudain, cette tige qui monte au  bout de laquelle se balance la féminité d’un calice. Un miracle né du lien tissé entre une abeille et une crotte de dromadaire, un papillon et les restes d’un fennec, que sais-je encore ?… Mais la fleur est là, née d’une rencontre éphémère et hasardeuse, peuplant la minéralité de sa fragile souplesse,  rappelant à la vie, au mouvement et à la fluidité cet espace de pierres, désaltérant le monde de sa seule présence.

La fleur est là, miraculeuse, rappelant tout ce dont elle est née, ces rencontres de hasard et le flot de la vie. Et elle était l’aimée. Et elle était tous ceux que j’aime. Et elle était le monde, plein de promesses sous les caresses de la brise du matin.


PS : la photo de titre montre un champ de blé poussant dans l’écrin de verdure d’une oasis surgissant du désert près de Taghbalt, au sud du Maroc.

La fleur  a été photographiée non loin de là.

PS : On pourra également écouter une conférence de 2003 de Philippe Forest, professeur à Nantes, que France Culture vient de rediffuser : “Pourquoi il faut absolument relire le Petit prince”.

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Les couverts à chapeaux (épisode 4)

Quatrième et dernier épisode

La scène m’avait marqué et m’avait incité, quelques semaines plus tard, à me rendre chez Hermès pour me faire présenter un modèle qui, exposé depuis peu dans la vitrine, avait attiré mes regards. Il était mis en scène d’une fort jolie façon, suspendu par des fils invisibles et comme flottant dans l’air au dessus d’un monticule qu’un œil averti devinait composé de lambeaux de couvre-chef : on y discernait des restes de casquettes et de panamas, des dépouilles de hauts de forme et de bérets, des fragments de casques et de bombes, des reliquats de toques et de bonnets : feutre, laine, paille, acier, plumes, cuir et matières plastiques se côtoyaient dans cet enchevêtrement hétéroclite et coloré qui, tel une allégorie, désignait au passant la fonction première des couverts à chapeaux : transformer la forme en informe, l’objet en son déchet, la chose en sa substance, et prêter ainsi main-forte au grand mouvement universel de l’entropie, au grand flux du pourrissement et de la mort dont les sages disent qu’il est aussi la source de la vie.

Je demeurai un moment sur le seuil, observant le défilé des clients, la ronde des vendeurs et des vendeuses, le subtil manège que dessinait, dans l’espace clos de la boutique, le tournoiement de ces êtres qu’on eut dit enivrés. Les vendeuses, surtout, me fascinaient : leur grâce, faite d’un mélange de hiératisme et de simplicité (cette simplicité sereine qu’il est permis d’arborer à qui sait être belle) parfumait l’air comme l’eut fait un parfum, embaumant leurs moindres gestes et suffisant à les habiller. Non qu’elles fussent en quoi que ce soit dénudées. Mais parce que quelque chose se rajoutait à leurs vêtements, un on-ne-sait-quoi fait de douceur hautaine qui laissait penser qu’en toutes situations, elles seraient plus à l’aise et plus naturelles que les clients balourds que nous étions, engoncés dans de larges draperies.

Ayant pénétré dans le magasin, je me dirigeai vers un comptoir et demandai à voir le modèle exposé en vitrine. La vendeuse acquiesça, partit et revint bientôt, tenant entre ses mains l’objet désigné, qu’elle posa sur le comptoir. Il était magnifique  : la corolle était en argent finement ciselé, les articulations des phalanstères, eux mêmes extensibles, montés sur rubis, et les bras périphériques et intérieurs, que tendaient des ressorts dissimulés à l’intérieur du socle, se déployaient et se refermaient sans le moindre à-coup, en dépit de l’extrême légèreté du mécanisme  : « Les couverts à chapeaux, m’expliqua ma belle vendeuse, sont ordinairement d’un maniement délicat qui requiert un long apprentissage. L’un des avantages de ce modèle, en revanche, est d’être entièrement automatique, ce qui rend son usage aisé  : deux petites caméras, situées de part et d’autre de la corolle, envoient à un microprocesseur dissimulé sous le plateau une image tridimensionnelle qui permet à l’appareil de reconnaître immédiatement les contours du couvre-chef et de s’y ajuster. Il peut donc, sans manipulation préalable, être utilisé aussi bien pour les casquettes que pour les hauts-de-forme, pour les chapeau-melon que pour les tricornes, pour les bérets que pour les cônes de clown blanc, l’adaptation étant immédiate et ne demandant aucun réglage manuel. Les instructions d’ores et déjà stockées dans les circuits électroniques de la machine, qui couvrent l’éventail des chapeaux connus à ce jour, peuvent au demeurant, et c’est la seconde caractéristique exceptionnelle de ce modèle, être enrichies par l’insertion de cartes à mémoire qui permettront, au fil du temps, d’élargir la reconnaissance automatique à tous les chapeaux susceptibles d’être inventés ou découverts. L’appareil est donc évolutif puisque outre les 15 000 types de galurins dont les caractéristiques sont d’ores et déjà stockées, et qui vont du bonnet de marin de Houat à la couronne de Charlemagne, il pourra s’adapter à l’évolution de la mode et à ses fantaisies, viendraient-elles de Mars, de Sirius ou d’Aldébaran. ».

Ayant manifesté mon intérêt mais déclaré aussi que, cet achat étant important, il me fallait, avant d’en décider, prendre le temps de la réflexion, je remerciai la vendeuse et quittai la boutique, impressionné par la beauté du mécanisme mais incapable de comprendre l’utilité finale que ces couverts à chapeaux pouvaient avoir.

Or, c’était de tels couverts, quoique d’un modèle moins sophistiqué que celui que j’avais pu voir rue du Faubourg, qu’on m’offrait aujourd’hui.

L’objet, à dire vrai, était admirable : il se composait d’un plateau circulaire en bois formant socle d’où surgissaient, diamétralement opposés, deux mats articulés portant des bras eux-mêmes articulés. Au bout d’un de ces bras se trouvait une fourchette ; un couteau se trouvait au bout de l’autre. Les tiges, les engrenages, les articulations étaient d’une délicatesse extrême, la lame du couteau un rasoir, les pointes de la fourchette des aiguilles fines et perçantes. Une fois mis sous tension, quelques voyants s’illuminaient, un bruit doux et rassurant de lampe cathodique chauffant se faisait entendre et, dans un élégant ballet de jambes d’acier virevoltant, les diverses pièces prenaient place, dans l’attente des instructions.

L’appareil était livré avec un chapeau melon voué à servir de terrain d’expérience. Je le plaçai sur le plateau et, suivant les consignes, indiquai que, partant d’un chapeau de taille 50, je souhaitais obtenir une poudre fine de granulométrie millimétrique.

Au son mat et léger de petits moteurs agissant et interagissant, deux demi cercles métalliques se soulevèrent du plateau pour venir enserrer, de l’intérieur, les parois du chapeau tandis que les bras aux couverts pivotaient et s’abaissaient pour s’immobiliser à quelques millimètres du sommet du melon.

Je pressai un nouveau bouton ; le dépeçage commença. C’était une destruction à la fois inattendue et méthodique, sauvage et maniérée, subtile et brutale. L’appareil connaissait parfaitement la forme de l’objet à détruire mais n’en montrait aucun respect. Il savait, du savoir implanté dans l’architecture de ses circuits de silicium, que l’objet de son découpage était un chapeau qui avait été conçu et réalisé de telle et telle manière mais il niait, dans sa façon de le détruire, qu’il eut connaissance de cette conception. Les bras procédaient pas à-coups, passant d’un bord à l’autre, de droite à gauche, de haut en bas, allant tantôt ici pour s’acharner ensuite là, selon un mouvement supérieurement efficace mais qui mettait le spectateur terriblement mal à l’aise car il semblait dépourvu de tout lien avec la forme originale de l’objet. Et à la fin du processus, quand les couverts, ayant terminé leur office, reprenaient leur place d’attente et qu’il ne restait plus, sur le plateau, qu’un monticule grisâtre, c’était véritablement et à tous points de vue la seule chose qui demeurât, car le chapeau avait été nié, comme sont parfois niés les sentiments par ceux qui ne les comprennent pas.

Et c’est alors que, quant à moi, je compris les propos de ma vieille dame. Il y avait, dans l’opération menée par les couverts à chapeaux, une barbarie absolue. Non dans la destruction elle-même mais dans la façon dont elle était conduite, qui rejetait dans le néant non pas seulement l’objet mais l’idée qu’on en avait eue, non pas seulement la chose mais qu’elle eut existé. Les couverts à chapeaux étaient des analystes : ils ne considéraient pas l’ensemble mais les détails, non pas le tout mais ses parties. Ils mettaient en œuvre un travail d’incompréhension consistant à séparer ce qui n’avait de sens et de raison que pris ensemble, ne voyant que feutre et soie là ou un haut de forme avait été créé, comme on pourrait ne voir que des mots qui se suivent dans une déclaration d’amour, comme on pourrait, d’une lettre qui dit l’immensité et la bénédiction, ne retenir qu’encre et papier.

Les couverts à chapeaux ne se contentaient pas de détruire les assemblages ; ils niaient qu’il y ait eu assemblage et que l’esprit et la vie ait pu produire un au-delà de la matière.

Ils étaient des briseurs de rêves et, avec eux, des réalités que les rêves seuls permettent de construire.

Le lendemain, je les jetai.

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Les couverts à chapeaux (épisode 3)

Troisième épisode du feuilleton

Je m’apprêtais à l’interrompre pour lui dire le bonheur qu’elle devait ressentir à vieillir ainsi, entourée de l’affection des siens lorsque, levant la main pour signifier que son propos n’était pas terminé, elle ajouta  : « Des couverts à chapeaux. Oui, Monsieur, des couverts à chapeaux ! Vous rendez-vous compte ? »

« J’entends bien, répondis-je, Madame la Comtesse, que ce présent soit peu courant et vous accorde volontiers que des chaussures, un sac, un collier ou quelque beau foulard vous auraient peut-être été plus agréables. Il faut toutefois que vous considériez les choses du bon côté. A cet égard, je suis certain qu’en vous offrant un gadget à la mode, et qu’on dit être fort onéreux, vos enfants ont voulu marquer la confiance qu’ils mettaient dans votre ouverture d’esprit et votre jeunesse de cœur, l’une et l’autre les incitant à penser que leur présent vous ferait plaisir. ».

« Mais Monsieur, rétorqua-t-elle, vous parlez comme la jeunesse, je veux dire sans savoir. Si les couverts à chapeaux n’étaient que l’objet inutile que vous semblez penser qu’ils sont, s’ils n’étaient que le fruit monstrueux de quelque imagination épuisée et n’avaient été conçus que pour le plaisir des yeux, comme l’ont dit joliment sur l’autre rive de la Méditerranée, je n’en éprouverais nul souci. Mais, croyez-moi, c’est de tout autre chose qu’il s’agit. Car les couverts à chapeaux ne sont pas l’œuvre des hommes ; ils sont l’œuvre du Malin. ».

Elle avait prononcé ces derniers mots dans un murmure, le buste tout entier penché vers moi, dans un déhanchement qui avait porté sa bouche à mon oreille  : « Le Maître, poursuivit-elle, d’une voix progressivement plus altérée, est plein de ruse ; il tire profit de tout  : de l’orgueil des hommes, de leur concupiscence, de leur lourdeur et de leur légèreté. Et quand l’occasion se présente de faire trébucher l’un d’entre nous, il l’utilise. Et quelle occasion que celle offerte, sur un plateau, par les couverts à chapeaux ! ».

Ayant aperçu la moue qui, à cet énoncé, avait envahi mon visage, elle marqua une pause puis reprit  : « Sans doute pensez-vous qu’il me faut, pour tenir de tels propos, avoir perdu la raison et être devenue une de ces vieilles folles qu’on voit rôder dans le quartier, faisant le tour des églises et des messes en s’accrochant aux basques des curetons. Détrompez-vous. Elles et moi ne sommes pas de la même engeance et j’éprouve à leur endroit si peu de sympathie que, lorsque l’ennui me gagne, c’est sur elles que j’aime à le passer.

Vous paraissez capable de garder un secret ; aussi vais-je vous en confier un. Vous avez certainement remarqué qu’en dépit du dédain qu’elles prétendent porter au monde, les tartufettes dont nous bavardons ont pour singulière habitude de venir, sur cette place, donner du pain aux pigeons. Sans doute éprouvent-elles quelque inavouable jouissance, une fois installée sur leur banc, à voir accourir, roucoulant, ces disgracieux volatiles, et prennent-elles plaisir à l’hommage qu’elles peuvent penser leur être ainsi rendu.

Mais le fait est que, pour ce qui me concerne, je tiens les pigeons en horreur. Et quand j’aperçois, de ma fenêtre qui donne sur la place, l’une de ces dames patronnesses assise sur le banc où nous sommes, distribuant des miettes de pain à ces troupeaux noirâtres comme d’autres le feraient de leur vertu, je me précipite hors de chez moi, descends l’escalier à toute berzingue, puis m’approche doucement, empruntant un chemin qui me permet de ne pas être vue. Arrivée à proximité immédiate du banc où se déroule l’orgie, je me laisse, comme par mégarde, emporter par une quinte de toux qui disperse les volatiles comme le ferait le fracas du fusil d’un chasseur.

Ordinairement, alors, la vieille chouette se retourne, affichant une mine courroucée, mais lorsqu’elle m’aperçoit, toute élégante et proprette, elle esquisse un sourire de compassion. Je fais alors un pas ou deux, feignant une grande fatigue, prend appui sur le dossier du banc et m’éclaircis la gorge comme pour prononcer une parole d’excuse ou de remerciement.

La grenouille de bénitier me fait alors les yeux doux et tend l’oreille, s’attendant à des propos aimables et mielleux. Et c’est alors que je lui jette, du ton le plus vulgaire qui soit  : « Casse-toi, salope, tu pues du cul ! ».

C’est alors une vraie jouissance  : le vieux débris, soudain, se ratatine, porte, dans un geste théâtral, sa main ridée à sa poitrine et ouvre une bouche immense comme si, brusquement, l’oxygène lui manquait. Poussant l’avantage, je m’assieds sur le banc, redresse le buste et lance à l’antiquité un  : « Dis donc, connasse, c’est la crasse dans les oreilles ou l’abus du godemichet qui te rend sourde ? Je t’ai demandé de te barrer. Tu me pompes l’air ! Du vent, du vent ! Fous le camp ! ». Et invariablement, elle se lève, s’éloignant à grandes enjambées tout en marmonnant dans sa moustache.

C’est un jeu puéril, je vous le concède bien volontiers, mais qui a l’heur de me distraire. Et quand, bien carrée sur mon banc, je vois le vieux machin prendre le large, haletant et rouge de honte, c’est un sentiment d’allégresse qui m’emporte, me submerge, me roule, comme le ferait une vague venant se briser sur la plage. »

« Ne croyez donc pas, jeune homme, que ce soit la bigoterie qui me fasse qualifier de diaboliques les couverts à chapeaux. Si j’en parle ainsi, c’est que les couverts à chapeaux… c’est que les couverts à chapeaux ne sont pas ce qu’on croit. ».

J’allais interroger mon interlocutrice sur ce que ces couverts étaient vraiment lorsque surgit le bus, depuis si longtemps attendu. Il me fallut prendre congé. « Au revoir, jeune homme, j’ai pris plaisir à bavarder avec vous.», me lança la vieille dame.

A suivre…

 

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Les couverts à chapeaux (épisode 2)

Deuxième épisode du feuilleton

Des couverts à chapeaux ! C’était le nom d’un appareil étrange, né de l’imagination énervée de quelque industriel en quête d’idées nouvelles. Il était apparu dans les faubourgs crasseux de je-ne-sais quelle ville de l’Asie du sud-est, puis sa mode avait gagné Shanghai et Pékin, traversé la Mer du Japon, puis le Pacifique, envahi les Amériques, atteint l’Europe, enfin, où il était devenu, en quelque mois, le Must incontournable.

A proprement parler et pour autant que je le sache, les couverts à chapeaux ne servaient à rien ; ils se contentaient d’être et d’exprimer, par leur seule existence, le recul incessant des bornes entre lesquelles se déploie le génie de l’homme. Que ce génie fut employé à la réalisation minutieuse d’un on-ne-sait-quoi dépourvu de toute utilité n’était pas pour me déplaire  : il y avait au contraire, dans cet effort constant de mon espèce vers la découverte ou l’invention d’objets toujours plus insignifiants et plus abscons comme un élan éthéré et plein de grâce, une voltige d’autant plus admirable qu’elle ne répondait à aucun besoin. C’était de l’art pour l’art dans sa forme achevée et que la quête de l’inutile, la stérilité aient pu, à cause et en dépit d’elles-mêmes tout à la fois, devenir motrices et fécondes, me réjouissait infiniment.

Des souvenirs, peu à peu, me revenaient. Le plus vieux, et qui pourtant, certes, ne l’était guère, mettait en scène ce présentateur de journal télévisé qui, par un soir d’été, au moment de clore un journal trop évidemment dépourvu de nouvelles pour qu’il se donnât la peine de feindre quelque sérieux, avait, d’un ton moqueur, annoncé aux spectateurs avides de préoccupations et de motifs d’inquiétude, l’éclosion, sur les rivages de la mer de Chine, d’une mode nouvelle et pitoyable. Car, dans ce grand pays qui avait conçu la poudre à canon, le cerf-volant et les tamagoshis, la jeunesse dorée épuisait désormais ses nuits dans la manipulation effrénée et stérile de couverts à chapeaux dont nul adulte ne comprenait le sens. Quelques mois plus tard, ce même présentateur, revenu de sa condescendance, ayant invité le ministre de l’économie à prendre la parole au cours de son journal, avait pu, sans que le moindre sourire se dessine sur ses lèvres, écouter ce personnage empli de son importance plaider pour que les entreprises européennes, qui avaient déjà raté tant de coches, puissent cette fois-ci réunir leurs forces et leurs talents, dont on savait qu’ils étaient grands, pour développer, au niveau de l’Union, une puissante industrie du couvert à chapeaux, enjeu majeur de la technologie moderne !

Il y avait, enfin, cette scène étrange, cette presque aventure, dont j’avais été, il y a quelques mois, le témoin et l’acteur, et dont j’avais retiré ma première véritable curiosité vis-à-vis des couverts à chapeaux.

C’était durant l’automne, place Saint-Sulpice, à l’ombre de la fontaine des évêques, sur un banc où, alors que j’attendais le bus, était venue s’asseoir une vieille femme éplorée. Elle portait une robe légère et défraîchie. Une robe d’été où l’on voyait des fleurs blanches se jeter, comme d’un promontoire, dans le cours d’un fleuve tranquille dont le bleu, par endroits, se teignait de pousses vertes. On eut dit, si claire était l’image de ces lys flottant et tranquilles, un tableau fait pour relater le triste destin d’Ophélie.

Dans la fraîcheur qui commençait à tomber, mouillée de gouttelettes venues de la fontaine, la vieille femme frissonnait. Après n’avoir, de longues minutes durant, prêté d’attention qu’à son sac, petite poche de cuir damassé que rayaient, çà et là, des traces de griffures, elle parut s’apercevoir de ma présence. Se redressant, elle passa ses doigts dans les cheveux comme pour leur rendre une forme plus docile puis, ayant posé ses mains sur ses genoux et plongé ses yeux dans les miens, elle prit la parole  : « Comtesse de Duroc, née Raspoutine. Ravie de faire votre connaissance, Monsieur. ».

Qu’elle m’entreprît et me considérât si évidemment comme un gogo ne m’étonna pas. A peine ai-je quitté l’enfance que sont venus vers moi, dans quelque endroit que je me trouve, les fâcheux. Qu’un mendiant passe, qu’un ivrogne cherche à lier conversation, qu’une romanichelle veuille lire la vie figée au creux des mains, que, plus souvent encore, un escroc soit en quête d’une âme simple, je suis là, victime désignée et si vite reconnue qu’au milieu même de la foule la plus épaisse, c’est vers moi qu’immanquablement se dirige l’importun. Longtemps, j’ai souffert de cela. Puis, vieillissant, cette souffrance s’est muée en fierté  : j’ai plaisir à penser que se révèle, dans mon attitude, mon visage ou mon regard je-ne-sais-quelle faiblesse, naïveté ou fragilité dont la lumineuse présence éveille chez mes interlocuteurs l’instinct du chasseur et la certitude qu’il sera facile de m’abuser. Il me plaît d’imaginer que ma mine n’est pas tout à fait semblable au masque d’indifférence qu’affichent les femmes et les hommes que je croise dans la rue, que le souci avaricieux de tout garder pour soi et de ne rien laisser s’épancher y apparaît moins assuré, qu’une faille s’y laisse entrevoir, en forme de promesse.

« Monsieur, me dit-elle, quatre-vingt années ont passé depuis ma venue au monde, et j’ai moi-même donné naissance à cinq enfants. Je les ai nourris, élevés, éduqués, protégés, et pour qu’ils ne soient privés de rien, je me suis moi-même parfois privée. Et pourtant… Et pourtant, c’était hier mon anniversaire, et ils m’ont offert des couverts à chapeaux ».

A suivre…

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Les couverts à chapeaux (épisode 1)


 
Les couverts à chapeaux est une nouvelle que j’ai écrite il y a quelques années. Je l’avais enregistrée en 2012 mais cette lecture a disparu dans le crash de mon site à la fin de 2016.
Je réinjecte les quatre épisodes à leur date initiale de diffusion mais après les avoir réenregistrés (la qualité de l’enregistrement initial était médiocre).
 
Premier épisode

Le 15 juillet dernier, j’ai fêté mon anniversaire. Toute la famille est venue à la maison, m’entourant de son affection ce jour où, devenant majeur, j’accède aux responsabilités de l’adulte. On ouvrit le champagne, on bavarda, on dansa, on tint de longs discours sur la jeunesse dont il fallait profiter mais qui devait passer, sur mes études, mon avenir, mes amours.

Au moment où la fatigue commençait à faire son apparition sur les visages, dans les bâillements retenus, dans les regards lancés furtivement à l’horloge du salon, Tante Elodie s’éloigna un instant pour aller fouiller dans un placard et en revenir bientôt, un sourire aux lèvres et un paquet à la main.

« – Voici ton cadeau, Jacques, me dit-elle. Nous nous sommes, tous ensemble, cotisés pour te l’offrir. J’espère que cela te plaira ».

C’était un gros paquet, enveloppé de papier bleu nuit qu’illuminaient des étoiles, des comètes et des croissants de lune. Un père Noël hilare s’y promenait, confortablement assis dans un traîneau que tiraient quatre rennes aux yeux de biche. Sous le papier, un carton montrait ses arêtes qui dessinaient un cube parfait.

Je n’ai jamais su ouvrir les cadeaux comme il me semble qu’on doit le faire. J’ai dans l’esprit l’image de ces enfants ravis et pleins de grâce dont jaillissent, comme naturellement, des cris de bonheur et de joie. Mais cette spontanéité m’est étrangère. J’aimerais pouvoir, lorsqu’un cadeau m’est offert, ouvrir de grands yeux et avancer des mains impatientes ; j’aimerais faire taire l’individu sage et circonspect pour laisser libre cours à l’émerveillement et au plaisir. Mais en dépit de mes efforts, je n’y arrive pas. Recevoir m’est difficile : j’allonge les bras, je tends les mains et je perçois, au moment même où mes membres ainsi se délient, accompagnés d’un sourire qui se fige, d’un remerciement qui se noie, l’artifice de mon personnage.

Ce fut donc avec une joie suspecte, un bonheur apprêté, une surprise feinte dont la conscience m’était pénible, que je m’avançai vers le paquet, sentant sur moi, qui convergeaient, tous les regards tournés. J’aurais voulu que mes yeux brillent, que mon cœur batte à toute vitesse, que mes mains tremblent sous l’émotion. Mais rien ne se passait de tel ; j’étais calme.

Il fallut défaire le ruban. Un beau ruban de satin rouge noué avec grâce et fermeté. Valait-il mieux que j’essaie de le défaire, montrant ainsi le respect que j’accordais au travail de celui ou celle qui l’avait fait, prouvant ainsi combien j’étais sensible à la joliesse de cet appareillage, ou fallait-il que, pour montrer mon impatience et signifier l’incapacité dans laquelle j’étais de la surmonter, j’agisse comme Alexandre, rompant ce ruban gordien d’un coup de ciseaux ou de couteau ? J’ai toujours connu ce dilemme et n’ai jamais su le résoudre : je crains que, prenant mon temps, on ne me reproche un calme, une tranquillité de mauvais aloi car susceptible d’être interprétée comme l’indice d’un désintérêt, le signe indubitable d’un manque d’entrain et d’une attitude blasée. Mais je sais aussi les périls que l’on rencontre à suivre l’autre voie : à agir dans la violence, à prendre les armes contre un ruban qui ne nécessite sans doute pas que soient utilisés de tels moyens contre lui, à endosser le rôle de l’impatient trop impatient pour respecter les étapes, je crains qu’on ne me considère comme un ignorant et un barbare, un être incapable de savourer les bienfaits de l’attente, le plaisir qu’il y a à prendre son temps pour déguster une joie promise. Indifférent dans un cas, brute dans l’autre, je n’ai jamais su quelle contenance adopter non plus que je n’ai su suivre les conseils d’un cœur dont je sais qu’il existe mais au propos duquel je reste désespérément sourd. Et que faire quand, cherchant à appliquer ce que vous dicte votre intuition, vous tendez l’oreille et n’entendez rien ?

Je pris en définitive la voie intermédiaire, ne cherchant pas à défaire le nœud mais ne le coupant pas non plus, tentant plutôt de déplacer le ruban de telle manière qu’il glisse et que franchissant l’une des arêtes du cube, il soit possible ensuite de l’en détacher. Je fis cela en grossissant mes gestes, dans un effort exagéré dont témoignait la langue que je laissais tirée hors de ma bouche, simulant ainsi l’extrême dextérité que m’imposait la délicatesse du travail.

Le moment vint bientôt du dénouement. Je posai le ruban à terre, gardant le paquet dans mes mains, et entrepris de déployer le papier qui, sans marquer de résistance, s’ouvrit comme un calice. Un carton apparut, dont la face supérieure était bloquée par une languette que je fis basculer.

Je ne vis tout d’abord que des boules de polystyrène. Je les ôtai à pleines poignées puis, pêchant à l’aveuglette, d’une main malhabile, je sentis sous mes doigts le contact luisant d’un papier de soie. J’agrippai le nœud qui, à son sommet, rassemblait les pans de ce qui semblait être une pyramide, et tirai. Les boules de plastique refluèrent, chutant du carton comme l’eau qui s’ébroue d’une cascade et, progressivement, parut au jour, retenu entre mon pouce et mon index, un large cône de papier noir dont la fragilité et la minceur soulignaient, par contraste, la pesanteur extrême de l’objet qui y était contenu.

Intrigué, je déchirai, sans plus faire de manières, la fine enveloppe, révélant un assemblage bizarre de mécaniques complexes, de rouages et d’articulations qui, brillant sous l’éclat vif de la lampe allumée alors par Elodie, paraissait fait d’argent.

A la vue de cet entrelacement hétéroclite, je restai coi. Mille souvenirs affluaient en moi que j’avais appelés à l’aide et que je rejetai, l’un après l’autre, parce qu’incapables de fournir l’assistance à laquelle je les avais convoqués. Du plus profond de ma mémoire, rien ne me revenait qui put, en quelque façon, donner identité à cette chose qui, sous mes yeux, se dévoilait. J’avais longtemps, pourtant, usé ma passion de l’horlogerie à la fréquentation tardive des musées où se révèlent, à l’abri de vitres épaisses dont le tic-tac lui-même a peine à s’échapper, des merveilles de montres, de réveils, de pendules. Je connaissais, pour en avoir longuement caressé les jointures, les diverses tentatives accomplies, tout au long des siècles, pour confiner le temps dans un ressort tendu. Ces souvenirs remontaient, sortant de l’engourdissement au fond duquel ma mémoire les avait enfouis, mais rien pourtant ne ressemblait au spectacle qu’il m’était maintenant donné de voir.

Sans doute ma surprise fut-elle visible. Car, dans le silence qui s’était établi tandis que je passais les diverses bornes établies, comme autant de barrages, entre le paquet joyeux qui m’avait été remis et l’objet singulier que je manipulais désormais, la voix de tante Elodie s’éleva : « Nous avons longuement hésité, Jacques ; puis nous avons choisi de t’offrir des couverts à chapeaux. ».

A suivre…