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Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu (Simone Weil)

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Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’Amour de Dieu est un petit texte écrit par Simone Weil au début de la Deuxième guerre mondiale. Il est consacré à l’attention, faculté dont la formation « est le but véritable et presque l’unique intérêt des études », dit ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas, parle des nombreuses vertus, enfin, de son apprentissage. Pour Simone Weil, l’attention est faite de veille, de vigilance légère, de mise en alerte de l’esprit ; il est, en cela, une préparation à l’attente de Dieu que constitue, au fond, la prière.

L’attention n’est pas la concentration, avec laquelle elle est si souvent confondue. Elle est même, d’une certaine façon, son contraire : « L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi-même, à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. […] Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. ».

L’attention est disponibilité, ouverture : « Il y a pour chaque exercice scolaire une manière spécifique d’attendre la vérité avec désir et sans se permettre de la chercher. Une manière de faire attention aux données d’un problème de géométrie sans en chercher la solution, aux mots d’un texte latin ou grec sans en chercher le sens, d’attendre, quand on écrit, que le mot juste vienne de lui-même se placer sous la plume en repoussant seulement les mots insuffisants. ».

Ainsi entendue, l’attention est toujours bénéfique, et les efforts d’attention toujours récompensés : « Si on cherche avec une véritable attention la solution d’un problème de géométrie, et si, au bout d’une heure, on n’est pas plus avancé qu’en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu’on le sente, sans qu’on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l’âme. ».

Cette lumière dans l’âme, c’est la capacité de saisir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on les pense, telles qu’elles existent et non telles qu’on les cherche ou qu’on les voudrait. Elle est, en cela, une forme de l’amour.

Et puis il y a ces deux phrases extraordinaires : « Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés mais attendus. Car l’homme ne peut pas les trouver par ses propres forces, et s’il se met à leur recherche, il trouvera à la place des faux biens dont il ne saura pas discerner la fausseté. ».


Liens :

PS : on l’aura compris : l’illustration est la démonstration graphique de la première identité remarquable : (a + b)² = a² + 2ab + b²

euthyphron

Euthyphron, ou sur la piété : un dialogue de Platon

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Euthyphron est un dialogue de Platon dont le sous-titre est Sur la piété. L’action prend place devant le portique royal d’Athènes, alors que Socrate se rend chez l’archonte-roi pour rendre compte de l’accusation d’impiété qui lui est faite par Meletos. C’est à  la suite de cette accusation qu’il sera condamné à  mort.

Tandis qu’il attend, il rencontre Euthyphron, un jeune devin, venu lui-même au tribunal pour accuser son propre père de meurtre. La démarche étonne Socrate qui va donc demander à  Eutyphron de lui dire s’il se sent assez sûr de l’accord et de la bénédiction des Dieux pour accomplir ainsi une démarche si choquante aux yeux des hommes. “Oui, sans le moindre doute“, répond en substance le jeune homme, et c’est à  la suite de cette réponse, péremptoire, que Socrate va presser son interlocuteur de définir ce qu’est la piété – puisque son interlocuteur se vante de le savoir.

Le dialogue, court et qui ne se conclut pas vraiment, va conduire Euthyphron à tenter trois définitions successives de la piété, définitions qui sont, l’une après l’autre, dénoncées par Socrate comme fausses ou insuffisantes. En cela, c’est un modèle de dialogue socratique et la façon dont Socrate se moque de la prétention de son interlocuteur est tout à  fait réjouissante.

Mais il y a autre chose. Il y a la question de savoir ce qu’est la piété et ce qu’elle ne saurait être, la question de savoir ce qui est dû, éventuellement, aux dieux et ce qui, même pour les dieux, ne saurait être fait. Il y a cette expression de l’asymétrie complète, absolue, entre le divin et l’humain : au divin, l’homme ne peut rien apporter ; du divin, il attend tout. Prétendre satisfaire les dieux, ou leur plaire, prétendre a fortiori gagner leur complaisance par son attitude ou son sacrifice est donc intrinsèquement impossible : on n’échange pas avec Dieu.

Et puis il y a cette idée que ce qui est aimé du divin l’est pour ses qualités propres et non pas parce qu’il est aimé du divin. Qu’il y a donc, au dessus du divin et d’une certaine façon avant lui, préexistant à  lui, des valeurs absolues, auxquelles même les dieux doivent rendre hommage. La justice est une de ces valeurs absolues : le juste n’est pas ce que les dieux veulent, c’est le juste, et l’injustice doit être punie :

Car ni dieu, ni homme, n’oserait prétendre que celui qui fait une injustice ne doit pas en être puni.”

C’est précisément, je pense, dans cette affirmation qu’il existe des valeurs absolues indépendantes de ce que disent les dieux mais également de ce que disent les hommes et les puissances que réside ce que les juges athéniens considéraient comme l’impiété de Socrate.

C’est aussi là , sans doute, que prend sa source l’idée selon laquelle le philosophe serait, d’une certaine façon, le précurseur des grands monothéismes.

Je ne suis pas certain, pourtant, que les grands monothéismes échappent totalement, dans certaines de leur manifestations au moins, à  l’analyse de Socrate et à la radicalité de sa critique : c’est certes au sein du paganisme qu’Agamemnon se montre prêt, pour apaiser les dieux, à  immoler sa fille Iphigénie. Mais c’est pour obéir à  Yahvé, le dieu unique, qu’Abraham s’apprête à  sacrifier son fils Isaac, au nom de Jésus-Christ que les croisés passent au fil de l’épée les habitants des villes conquises et pour entrer au royaume des cieux que de jeunes djihadistes massacrent aujourd’hui hommes, femmes et enfants. De toute évidence, la leçon que donnait Socrate à  Euthyphron n’a pas encore été assimilée. Elle doit, encore et encore, être méditée.

Ce qu’elle dit, à  chacun d’entre nous, c’est qu’au-delà  de nos croyances, de nos religions, des lois qui nous gouvernent, des ordres que nous recevons, des passions qui nous entraînent, il existe du transcendant. Quelque chose, une ultima ratio, qui nous parle et que nous pouvons entendre si nous faisons silence. Cette voix, elle doit être la mesure de toutes choses et le guide en toutes choses. Appelons là Amour.


PS : l’enregistrement a été fait en stéréophonie et s’entend mieux ainsi, Eutyphron étant à  gauche, et Socrate à droite.

PS2 : France Culture a diffusé le 27 octobre (2016) une très intéressante conférence,  donnée en mai 2016 par Jean-Marie Frey, qui tournait autour de ses questions.

PS3 : On pourra lire la page que Wikipedia consacre au dilemme d’Euthyphron.

PS4 : une autre lecture du dialogue par Christian Dousset.

PS5 : une autre analyse du livre, par Myles F. Burnyeat, dans le cadre de l’article “Impiété de Socrate“, publié dans la livraison 1/2001 de la revue Methodos.

PS6 : à  la réflexion, je ne suis pas sûr de comprendre parfaitement, ou de partager, la pensée de Socrate sur l’existence d’une conscience universellement partagée du bien et du mal. Je m’en explique dans un autre blog/podcast.

attention et inattention

Attention et inattention

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Essayant de me souvenir d’un propos que m’avait tenu K. au sujet d’une feuille à la forme curieuse qui lui avait été donnée, j’ai découvert que je me souvenais de notre conversation, du fait qu’elle m’avait parlé de cette feuille et me l’avait montrée mais que j’étais en revanche incapable de me rappeler le contenu de ses paroles.
De la feuille elle-même, je me souviens. Je sais que ma représentation n’est pas tout à fait exacte mais je crois avoir su capter ce qui, à mes yeux, en était l’essentiel : sa couleur générale, sa forme, et les taches bleues qui apparaissaient ça et là, le long des nervures, dessinant comme un réseau urbain.
De la feuille, de me souviens mais non des mots de l’aimée, alors que c’est à ces mots que je croyais accorder mon attention, beaucoup plus qu’à la feuille.
Il y a quelque chose de mystérieux dans ce si peu de prise que nous avons – que j’ai, à tout le moins – sur cette faculté d’attention qui pourtant, parce qu’elle paraît toute mentale, semble être à notre main. “Soyez attentifs !” passons-nous notre temps à dire à nos enfants, alors même que nous sommes, en cette matière, si peu maîtres de nous-mêmes…
Connaissant (pour partie, dira K) mes défauts, j’essaie souvent d’être attentif, de me consacrer entièrement à ce que je fais, d’être, comme disait paraît-il Gurdjieff à sa fille, conscient à chaque instant de ce que je pense, sens, désire et fais. Mais je sais parfaitement que je n’y arrive pas. Une attention parfaite est constamment en éveil, toujours ouverte à l’irruption de l’instant nouveau ; la mienne, trop souvent, se répète qu’il faut rester attentif, agissant comme ce malheureux qui regarde le doigt quand le sage lui montre la lune.
Et c’est ainsi que l’attention m’est connue. Par petits bouts. Par instants. Par petites îles isolées au milieu de l’océan. Par petits éclats qui, ça et là, sortent du magma de l’oubli, illuminant de loin en loin mon chemin – comme le feraient, sur une feuille à la forme bizarre, les taches bleues du souvenir.
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Le Minotaure

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Certains hommes, par l’attitude qu’ils adoptent vis-à-vis des femmes, les questions qu’ils posent à leur propos, la façon dont ils les regardent, le retroussement de leurs narines, le mouvement de leurs yeux, font penser à des prédateurs cherchant une proie et préparant, sitôt trouvée, une manœuvre de conquête ou d’attaque. Rien de nécessairement déplacé ou grossier dans leurs gestes ou leurs paroles ; seulement leur façon de considérer les femmes, de les chosifier, de les réduire à un objet. J’en ai croisé un, il y a quelques jours, en Espagne, qui m’interrogeait sur l’Aimée. Il était assez remarquable dans son genre et je l’ai immédiatement détesté.

A posteriori je m’en veux car il n’était, en agissant ainsi, que mon semblable, mon frère, un autre moi-même.

Je suis comme le Minotaure, moi aussi. Sur mon corps d’homme, vient parfois se greffer une tête d’animal et c’est cet animal qui alors me guide, me pousse à agir, oriente mes faits et gestes. Je ne peux, parfois, m’empêcher de faire le joli cœur, de chercher à regarder sous les jupes des filles, de vouloir faire le malin et le gracieux pour séduire la gente féminine. Et il y a quelque chose d’extraordinaire à constater, de moment en moment, d’année en année, de décennie en décennie, la prégnance de cet instinct et sa capacité à me mener, envers et contre tout, par le bout du nez.

Évidemment, la bride n’est jamais complètement lâchée et jamais le docteur que je ne suis pas ne se transforme en Mister DSK. Évidemment aussi, mieux vaut être guidé par cela – je veux dire : ses instincts et ses désirs – que par l’esprit dénaturé bouffi d’orgueil et de cruauté qui anime les assassins qu’on voit sévir ces derniers temps. Au pire, le minotaure agit comme une bête; il n’a pas la prétention d’être le bras de Dieu.

Il n’empêche : quand la prise de conscience se fait de cette propension, quand je me surprend – ce qui arrive tous les jours – à accélérer en vélo pour mieux suivre une robe qui passe, je reste pantois.

Pantois, surpris, amusé par la force de cette chose qui n’est pas même une émotion et qui plus qu’une émotion m’envahit.

NB : la mélodie jouée au piano est celle de Affair on 8th Avenue dont on trouvera ici une belle interprétation par Wallis et Marley Giunta, dont la voix  a quelques intonations de celle de Joan Baez. Le choix de cette interprétation – qui m’a été présentée par Lélius – n’est pas sans lien avec le sujet traité aujourd’hui.

L’enregistrement du piano et de ma voix a été fait sur un Tascam DR100 Mk2, avec un micro Rode NT1-A.

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Tintin au Tibet : un sage en action

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J’ai longtemps lu (jusqu’à hier) Tintin au Tibet comme un album d’aventures prenant place au pays du Dalaï Lama, tirant profit de ses paysages grandioses et mettant en scène le bouddhisme et ses moines comme un décor, un élément de contexte. Le bouddhisme de Tintin au Tibet, il se résumait pour moi à l’image de Foudre bénie lévitant au dessus du sol et à cette page très drôle dans laquelle, voulant faire bien mais ignorant le titre qu’il faut lui donner, le capitaine Haddock s’adresse au « Grand précieux », le chef spirituel du monastère, sous des noms divers et plus saugrenus les uns que les autres.

C’est au retour d’une semaine passée à Hauteville que je prends enfin conscience de la façon beaucoup plus profonde, beaucoup plus totale, dont cet album est imprégné, sinon par le bouddhisme, du moins par une philosophie de l’action et de l’être qui lui en est très proche.

Du début jusqu’à la fin, le personnage de Tintin incarne, dans ce livre, l’être bienveillant, unifié, attentif, vigilant, qui sait ouvrir son cœur, l’entendre, le suivre, prendre des décisions claires et franches, et agir en conséquence, sans ambages et de façon juste parce que guidé par l’amour :

“Capitaine, je suis persuadé que Tchang est vivant. C’est peut-être stupide, mais c’est ainsi… Et comme je le crois vivant, je pars à sa recherche.”

Tintin n’est pas seulement, dans cet album, le jeune homme sympathique dont on avait fait la connaissance dans les autres épisodes. Il garde ici toutes ses qualités : finesse, intelligence, courage, honnêteté, gentillesse, humilité, mais elles sont comme sublimées par la parfaite équanimité dont il fait preuve qui lui permet d’accueillir sans colère toutes les décisions contraires à son entreprise, sachant instantanément s’y adapter :

“Oui, ce que dit Tharkey est juste. C’est vrai : je n’ai pas le droit de risquer ainsi plusieurs vies… Je partirai donc seul.”

Face à Tintin, le capitaine Haddock illustre l’homme normal, notre alter ego, l’individu divisé, soumis aux tentations et qui les subit, inattentif et maladroit, disant l’un et faisant l’autre. Mais si le Capitaine dit non, non et toujours non, il finit toujours cependant aussi par faire oui, démentant, par son action positive, les mots qui sortent de sa bouche. Il surmonte ainsi, dans ses actes, le refus que portent ses paroles et c’est pourquoi il est, au bout du compte, désigné :

Et toi aussi, Tonnerre Grondant, sois béni car, malgré tout, tu as eu la foi qui transporte les montagnes.

Tchang est lui aussi élu. Non pour son action propre du moment mais parce qu’il su inspirer le dévouement et que cette capacité à inspirer les autres est conçue en soi comme une preuve d’élection. Mais on a appris, au début de l’album, que Tchang était un « coeur d’or », cela est confirmé, à la fin, par les propos qu’il tient sur le yéti, et il y a donc une convergence totale entre les diverses facettes du personnage qui reçoit parce qu’il a su donner.

Tintin au Tibet a toujours été mon album préféré. Je crois en avoir enfin découvert la raison. Elle n’est pas sans lien avec la sensibilité d’Hergé qui, recevant, à la fin des années 1970, son neveu chez lui lui conseillait de lire Les chemins de la sagesse, d’Arnaud Desjardins.

PS : A partir du 8 février 2016, France Culture diffusera en feuilletons l’enregistrement, réalisé avec la Comédie française et l’Orchestre national de France, de cinq albums de Tintin : du 8 au 12 février, ce seront Les cigares du pharaon.

http://www.franceculture.fr/emissions/fictions-le-feuilleton/les-cigares-du-pharaon-15-les-aventures-de-tintin

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Saut de l’ange

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Ça n’est pas parce qu’il a des ailes,
Qui retiennent sa chute,
Que l’ange saute dans le vide.

C’est parce qu’il saute dans le vide,
Soutenu par sa seule foi,
Que l’homme devient ange.

Avec l’aimée, chaque jour je m’élance
Dans le vide, confiant en elle et en moi-même,
Sans garantie, sans assurance
Autre que mon amour, autre que mon « Je t’aime ».

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Walden (de Henry. D. Thoreau)

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C’est après avoir vu Into the Wild, de Sean Penn, que l’envie m’est venue de lire Walden ou la vie dans les bois, ce livre de Henry David Thoreau que Christopher McCandless, le héros d’Into the Wild, emporte dans son périple.

Ce livre présente, plus qu’il ne raconte, les deux années passées par son auteur dans une cabane construite de ses mains, à proximité de l’étang de Walden et de la ville de Concord, dans le Massachusetts. Henry David Thoreau a alors 28 ans et il embrasse cette expérience pour diverses raisons : dénonciation de l’aliénation de l’homme par le travail, envie de renouer avec une vie plus proche de la nature, besoin de solitude, désir d’une existence débarrassée des superfluités de la modernité.

Le premier objectif de Thoreau, lorsqu’il décide de quitter la ville pour vivre dans les bois, c’est de s’affronter, seul, à la vie :

Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère ; plus que ne voulais pratiquer la résignation, s’il n’était tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression, et, si elle se découvrait mesquine, eh bien, alors ! en tirer l’entière, authentique mesquinerie, puis divulguer sa mesquinerie au monde ; ou si elle était sublime, le savoir par expérience, et pouvoir en rendre un compte fidèle dans ma suivante excursion.”

Le retour à la nature, pour Thoreau, est aussi une façon de rejeter une modernité qui s’est perdue dans une course sans fin à l’accroissement des vitesses, et à la multiplication des objets, qui s’est dissolue dans une matérialité et une vanité dans lesquelles l’homme a perdu son âme et le sens de son existence, au point que, croyant avoir asservi les choses, il est en fait asservi par elles :

“La nation elle-même, avec tous ses prétendus progrès intérieurs, lesquels, soit dit en passant, sont tous extérieurs et superficiels, n’est autre qu’un établissement pesant, démesuré, encombré de meubles et se prenant le pied dans ses propres frusques, ruiné par le luxe, comme par la dépense irréfléchie, par le manque de calcul et de visée respectable, à l’instar des millions de ménages que renferme le pays ; et l’unique remède pour elle comme pour eux consiste en une rigide économie, une simplicité de vie et une élévation de but rigoureuses et plus que spartiates. Elle vit trop vite. Les hommes croient essentiel que la Nation ait un commerce, exporte de la glace, cause par un télégraphe, et parcoure trente milles à l’heure, sans un doute, que ce soit eux-mêmes ou non qui le fassent ; mais que nous vivions comme des babouins ou comme des hommes, voilà qui est quelque peu incertain. Si au lieu de fabriquer des traverses, et de forger des rails, et de consacrer jours et nuits au travail, nous employons notre temps à battre sur l’enclume nos existences pour les rendre meilleures, qui donc construira des chemins de fer ? Et si l’on ne construit pas de chemins de fer, comment atteindrons-nous le ciel en temps ? Mais si nous restons chez nous à nous occuper de ce qui nous regarde, qui donc aura besoin de chemins de fer ? Ce n’est pas nous qui roulons en chemin de fer ; c’est lui qui roule sur nous.”

Vivre seul permet également à Thoreau de suivre sa misanthropie, dont il ne fait pas mystère, misanthropie à laquelle s’ajoute une sorte de refus de l’incarnation et de dégoût brutal (« immonde », écrit-il à son propos) du corps, notamment des fonctions digestives et sexuelles, qu’il englobe sous le nom de « sensualité ».  D’où cet éloge  de la pureté et de la chasteté, qui résonne étonnamment sous la plume de cet auteur ordinairement partisan d’une plus grande harmonie entre le corps et l’esprit :

“« Ce en quoi les hommes diffèrent de la brute », dit Mencius, « est quelque chose de fort insignifiant ; le commun troupeau ne tarde pas à le perdre ; les hommes supérieurs le conservent jalousement. » Qui sait le genre de vie qui résulterait pour nous du fait d’avoir atteint à la pureté ? Si je savais un homme assez sage pour m’enseigner la pureté, j’irais sur l’heure à sa recherche. « L’empire sur nos passions, et sur les sens extérieurs du corps, ainsi que les bonnes actions, sont déclarés par le Ved indispensables dans le rapprochement de l’âme vers Dieu. » Encore l’esprit peut-il avec le temps pénétrer et diriger chaque membre et fonction du corps, pour transformer en pureté et dévotion ce qui, en règle, est la plus grossière sensualité. L’énergie générative, qui, lorsque nous nous relâchons, nous dissipe et nous rend immondes, lorsque nous sommes continents nous fortifie et nous inspire. La chasteté est la fleuraison de l’homme ; et ce qui a nom Génie, Héroïsme, Sainteté, et le reste, n’est que les fruits variés qui s’ensuivent. Ouvert le canal de la pureté l’homme aussitôt s’épanche vers Dieu. Tour à tour notre pureté nous inspire et notre impureté nous abat. Béni l’homme assuré que l’animal en lui meurt et à mesure des jours, et que le divin s’établit. Peut-être n’en est-il d’autre que celui qui trouve dans la nature inférieure et bestiale à laquelle il est allié une cause de honte. Je crains que nous ne soyons dieux ou demi-dieux qu’en tant que faunes et satyres, le divin allié aux bêtes, les créatures de désir, et que, jusqu’à un certain point, notre vie même ne fasse notre malheur.”

Cette crainte morbide du corps, de la sensualité, de la sexualité ont leur contrepartie (leur explication ?) dans la proximité, la quasi-intimité qu’entretient Thoreau avec la nature qui prend, sous sa plume, des colorations organiques, le végétal étant décrit comme le reflet renversé et empli de sensualité de l’animal :

“Lorsque je vois d’un côté le remblai inerte – car le soleil ne commence son action que sur un seul côté – et de l’autre ce luxuriant feuillage, création d’une heure, j’éprouve en quelque sorte la sensation d’être dans l’atelier de l’Artiste qui fit le monde et moi – d’être venu là où il était encore à l’œuvre, en train de s’amuser sur ce talus et avec excès d’énergie de répandre partout ses frais dessins. Je me sens pour ainsi dire plus près des organes essentiels du globe, car cet épanchement sablonneux a quelque chose d’une masse foliacée comme les organes essentiels du corps animal. C’est ainsi que l’on trouve dans les sables eux-mêmes une promesse de la feuille végétale. Rien d’étonnant à ce que la terre s’exprime à l’extérieur en feuilles, elle qui travaille tant de l’idée à l’intérieur. Les atomes ont appris déjà cette loi, et s’en trouvent fécondés. La feuille suspendue là-haut voit ici son prototype. Intérieurement, soit dans le globe, soit dans le corps animal, c’est un lobe épais et moite, mot surtout applicable au foie, aux poumons et aux feuilles de graisse […] Les plumes et ailes des oiseaux sont des feuilles plus sèches et plus minces encore. C’est ainsi, également, que vous passez du pesant ver de terre au papillon aérien et voltigeant. Le globe lui-même sans arrêt se surpasse et se transforme, se fait ailé en son orbite. Il n’est pas jusqu’à la glace qui ne débute par de délicates feuilles de cristal, comme si elle avait coulé dans les moules que les frondes des plantes d’eau ont imprimés sur l’aquatique miroir. Tout l’arbre lui-même n’est qu’une feuille, et les rivières sont des feuilles encore plus larges, dont le parenchyme est la terre intermédiaire, et les villes et cités les œufs d’insectes en leurs aisselles.”

Comme dans Marcher, Thoreau explique, dans Walden, que vivre dans la nature, est, pour l’homme, renouer avec lui-même, renaître à lui-même, retrouver son innocence. Dans un passage d’une grande beauté,  il explique que la nature se re-crée continuellement, et que le grand cycle des saisons lui permet de chasser le passé et de vivre dans le présent  comme les hommes devraient le faire – et comme ils le font au travers du pardon :

“Il suffit d’une petite pluie pour rendre l’herbe de beaucoup de tons plus verte. Ainsi s’éclaircissent nos perspectives sous l’afflux de meilleures pensées. Bienheureux si nous vivions toujours dans le présent, et prenions avantage de chaque accident qui nous arrive, comme l’herbe qui confesse l’influence de la plus légère rosée tombée sur elle ; et ne perdions pas notre temps à expier la négligence des occasions passées, ce que nous appelons faire notre devoir. Nous nous attardons dans l’hiver quand c’est déjà le printemps. Dans un riant matin de printemps tous les péchés des hommes sont pardonnés. Ce jour-là est une trêve au vice. Tandis que ce soleil continue de brûler le plus vil des pécheurs peut revenir. À travers notre innocence recouvrée nous discernons celle de nos voisins. Il se peut qu’hier vous ayez connu votre voisin pour un voleur, un ivrogne, ou un sensuel, l’ayez simplement pris en pitié ou méprisé, désespérant du monde ; mais le soleil luit, brillant et chaud, en ce premier matin de printemps, re-créant le monde, et vous trouvez l’homme livré à quelque travail serein, vous voyez comment ses veines épuisées et débauchées se gonflent de joie silencieuse et bénissent le jour nouveau, sentent l’influence du printemps avec l’innocence du premier âge, et voilà toutes ses fautes oubliées. Ce n’est pas seulement d’une atmosphère de bon vouloir qu’il est entouré, mais mieux, d’un parfum de sainteté cherchant à s’exprimer, en aveugle, sans effet, peut-être, tel un instinct nouveau-né, et durant une heure le versant sud de la colline n’est l’écho de nulle vulgaire plaisanterie. Vous voyez de son écorce noueuse d’innocentes belles pousses se préparer à jaillir pour tenter l’essai d’une nouvelle année de vie, tendre et fraîche comme la plus jeune plante. Oui, le voilà entré dans la joie de son Seigneur. Qu’a donc le geôlier à ne laisser ouvertes ses portes de prison, – le juge à ne renvoyer l’accusé, – le prédicateur à ne congédier ses ouailles ! C’est qu’ils n’obéissent pas à l’avis qu’à demi-mot Dieu leur donne, ni n’acceptent le pardon que sans réserve Il offre à tous.”

Enfin, rebouclant dans sa conclusion avec le propos initial, Henry David Thoreau revient sur ce qui fut le fondement de son expérience : c’est dans le contact quotidien avec la nature et dans l’oubli de toutes les superficialités que l’homme peut construire ce qu’il y a de plus élevé en lui. Et quand cela sera construit, il sera facile de revenir ensuite vers la terre :

“Grâce à mon expérience, j’appris au moins que si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. On laissera certaines choses en arrière, franchira une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus libérales, commenceront à s’établir autour et au dedans de nous ; ou les lois anciennes à s’élargir et s’interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, et on vivra en la licence d’un ordre d’êtres plus élevé. En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux dans les airs, votre travail n’aura pas à se trouver perdu ; c’est là qu’ils devaient être. Maintenant posez les fondations dessous.”

On trouve la traduction française (par Louis Fabulet) de Walden ou la vie dans les bois sur Wikisource.

Le livre,  dans cette traduction de 1922,  a fait l’objet d’une lecture complète (ce qui est un exploit  : 12 heures d’enregistrement !) par André Rannou et d’une autre, de même durée, par Christian Martin, d’Audiocité.

PS : Walden ou la vie dans les bois a fait l’objet de nombreuses analyses. On pourra notamment lire, en français :

On pourra également écouter plusieurs émissions de France Culture :

On pourra lire enfin, à propos des rapports qu’entretiennent Walden et Into the Wild un article de Mélodie Lucchesi : L’influence de Henry D. Thoreau sur le film « Into The Wild »

marcher

Marcher (de Henry D. Thoreau)

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En 1851 et dans les années qui suivirent, Henry David Thoreau donna une série de conférences consacrées à la marche (Walking).

 L’une de ces conférences fut publiée après sa mort, en 1862, et c’est elle qui est reprise par de nombreux éditeurs (et qui a été, il y a quelques mois, rééditée par L’Herne) sous le nom de Marcher.

Marcher, qui a été conçu tandis que son auteur, réfugié loin du monde dans sa cabane de Walden (expérience sur laquelle je reviendrai bientôt), partait chaque jour en de longues promenades, est un texte par moment très poétique, un hymne à la liberté de celui qui part et va de l’avant, à la découverte du monde et de soi. Il chante l’exploration, notamment vers l’Ouest puisque le soleil s’y couche, il chante aussi l’Amérique et ses grands espaces vierges :

« Nous allons vers l’est pour appréhender l’histoire et les œuvres de l’art et de la littérature, en remontant sur les traces de la race. Nous allons vers l’ouest comme on va vers le futur, dans un esprit d’entreprise et d’aventure ».

Il ne s’agit pas seulement d’aventure ; il s’agit de vie, d’exigence de la vie et de l’humanité :

« L’Ouest dont je parle n’est qu’un synonyme du terme « sauvage » et ce vers quoi tendent mes développements, c’est l’affirmation de ce que la sauvegarde du monde réside dans cette nature sauvage. Chaque fibre de chaque arbre s’élance à sa recherche, les villes l’emportent à prix d’or, les hommes labourent et naviguent pour elle. De la forêt et de la nature à l’état sauvage proviennent les toniques et les écorces qui revigorent l’humanité ».

La nature, pour Thoreau, est notamment ce qui permet à l’homme de ne pas s’engluer dans le faux savoir, « qui nous prive de notre ignorance positive », de ne pas s’engluer aussi dans le passé :

« Béni entre tous les mortels celui qui ne perd pas un instant de la vie qui passe à se souvenir du passé ! A moins que notre philosophie n’entende chanter le coq dans chaque cour de ferme de notre horizon, elle est dépassée. Un tel son nous rappelle généralement que nos activités et nos habitudes de pensées sont en train de devenir rouillées et obsolètes. Sa philosophie indique une heure plus récente que la nôtre. Il suggère un testament plus neuf, l’évangile selon l’instant présent. Il n’est pas demeuré en arrière, il s’est levé tôt et a conservé son avance, pour être là au moment opportun, à l’extrême pointe du temps. »

Partir permet ainsi de s’arracher à tout cet engluement et de reconquérir sa liberté. C’est ce Thoreau dit, dans un passage qui rappelle l’extraordinaire « Quand tu aimes il faut partir » de Blaise Cendrars. C’est ce passage qui est lu :

« Nos expéditions ne sont rien d’autre que des randonnées qui, chaque soir, nous ramènent à nouveau devant le même vieux coin de cheminée d’où nous sommes partis. La moitié de la promenade consiste à revenir sur nos pas. Nous devrons sans doute entreprendre jusqu’à la plus courte des marches dans un immortel esprit d’aventure, avec l’idée de ne revenir jamais, et préparés à ce qu’on renvoie nos cœurs embaumés, uniquement comme reliques, dans nos royaumes éplorés. Si vous êtes prêts à quitter père et mère, frère et sœur, femme, enfant et amis pour ne plus jamais les revoir, si vous avez effacé vos dettes, rédigé votre testament et réglé toutes vos affaires, si enfin vous êtes un homme libre, alors vous êtes prêt pour marcher. »

On pourra, sur ce livre, se reporter aux articles suivants :

PS : L’enregistrement a été remixé pour le podcast le 23 mars 2015.