Course vers l'humanité

Course vers l’humanité


La nébuleuse d’Andromède, d’Ivan Efremov, décrit un monde futur dans lequel l’humanité, dont toutes les nations et tous les peuples se sont réconciliés et unifiés dans l’idéal communiste, explore l’univers et a lié contact, via le “Grand anneau”, avec d’autres intelligences et d’autres créatures. C’est cette histoire que, dans le passage que je lis, relate Véda Kong, ambassadrice de la terre auprès des autres peuples, dans un message qui traversera les espaces et le temps.

Bien que le monde dépeint ne soit pas exempt de défauts rédhibitoires (la terre a été en grande partie terraformée pour mieux se plier aux besoins de l’homme, qui la considère comme sienne), ce roman m’a toujours fasciné. Par son optimisme fondamental sur l’avenir des choses ; parce que l’humanité y apparaît comme partie à la découverte (découverte ; pas conquête) de l’univers dans de grands vaisseaux aux noms bouddhistes ; parce qu’elle est une, ayant aboli les conflits et les inégalités ; parce que le livre est traversé de portraits de femmes magnifiques dont le sublime est comme l’allégorie de cette humanité réconciliée avec elle-même ; et parce que la société qui y est dépeinte m’est toujours apparue comme un idéal, l’utopie à atteindre.

Le point qui m’a toujours le plus ému dans la description de cette société (qui n’a évidemment rien à voir avec la réalité de l’URSS stalinienne dans laquelle le roman fut écrit) est celui relatif au travail : 

Le développement de la cybernétique, science de l’autorégulation, une instruction poussée, une haute intellectualité, une bonne éducation physique de chaque individu permirent aux gens de changer de spécialité, d’apprendre rapidement d’autres professions et de varier à l’infini leur activité laborieuse en y trouvant de plus en plus de satisfaction.

Plus que la possibilité donnée à chacun de changer régulièrement de travail, ce sont les conditions nécessaires à cette possibilité qui m’enchantent : dans le monde dépeint, un directeur peut devenir mineur et être remplacé dans ses fonctions par un agriculteur ou un archéologue. Et cela non seulement parce qu’on reconnait à chacun la capacité de postuler à tout mais parce que le niveau de vie ne dépend pas de la profession et que tous les métiers sont également respectés et rémunérés.

C’est très précisément cela qui, depuis toujours, me fascine : l’idée d’une société qui, ayant reconnu que tous les métiers sont utiles et nécessaires, que tous participent à l’aventure et au bien communs, les honore également. A tous points de vue.

Je pensais à cela dans les soubresauts de ces dernières semaines : notre société et notre monde sont malades de l’inégalité et de l’irrespect qui règnent en leur sein et qui s’y pérennisent. Qu’est-ce que le contrat social quand les uns gagnent en un mois ce que les autres ne gagneront pas en dix ans et qu’au lieu de décroître l’échelle des revenus et des richesses s’accroît chaque jour un peu plus ? Même s’il n’y a rien de neuf dans ce phénomène, même s’il est tellement inscrit dans l’histoire, depuis des millénaires, qu’il en constitue l’alphabet et la B-A-BA, il ne peut que saper le lien social. Et notre lien social plus que tout autre. Après tout, que l’inégalité soit au fondement de la théocratie de l’ancienne Egypte, de la Russie des Tsars ou de l’Empire du Milieu, cela dégrade le système mais n’en constitue pas la négation. Mais quand un pays a pour devise “Liberté, égalité, fraternité“, cela est autre chose.

Mais il ne s’agit pas seulement de la France et de maintenant. Il s’agit de bien plus grave et de bien plus ancré : depuis le début des temps, c’est l’inégalité qui fait marcher nos sociétés comme le vide du moyeu permet à la roue de tourner. Cette inégalité qui est terrible pour ceux qui en sont les victimes, mais qui est terrible aussi, d’une autre manière, pour l’ensemble, car elle empoisonne les relations sociales comme un non-dit, un secret de famille, une malhonnêteté fondamentale dont l’ombre fausse tout.

L’inégalité entre les individus et les peuples empoisonne. Elle ronge. Comme ce remords qui pourrit le royaume du Danemark et qui empêche d’avancer. Elle empoisonne et emprisonne, inhibe et immobilise. Comment un effort peut-il être demandé quand il n’est pas équitablement partagé, justement supporté ou qu’il est demandé à un ensemble dont les uns ont tout et dont les autres n’ont rien ? Il ne le peut pas, justement ; il ne le peut pas vraiment. Chacun le sait et la parole reste en l’air, frappée d’une illégitimité radicale.

Course vers l’humanité

Le monde, notre maison commune,  va à la dérive. Nous le pillons, le salissons, le dégradons à petit et grand feux. Et dans cette dérive, nous faisons nos petites affaires et nos petits profits, sentant la catastrophe au profond de nous-mêmes mais l’oubliant presque aussitôt sentie.

Tout est à faire et tout est à reprendre ; tout est entre nos mains. Mais rien ne se fera si la société elle-même ne se réforme pas, ne réécrit pas son contrat social, si l’humanité ne se réconcilie pas avec elle-même, devenant enfin elle-même au bout de sa course. 

Dans le fil twitter d’Edgar Morin, je trouve cette pensée, que je reprends volontiers pour conclure : “Mais même à la dérive, il y a l’étoile polaire de l’amour qui me guide“.

spirale

Le désir et la nécessité


Dans le chapitre II de La République, dont je lis ici un extrait, Socrate, cherchant à savoir d’où vient l’injustice, raconte la naissance de la cité, l’histoire de ces hommes qui s’assemblent et se répartissent le travail pour mieux répondre à leurs besoins. Puis Glaucon étant intervenu pour remarquer que cette cité, fondée sur la nécessité, n’était guère plaisante, Socrate reprend son modèle et y ajoute les arts, le luxe, les loisirs, tout en notant que, dans cette recherche des biens allant au-delà des besoins, la ville perd sa simplicité, sa santé, et trouve probablement la cause de sa chute dans la guerre et l’injustice.

Il a raison, Socrate : la recherche du superflu, la poursuite du désir, est la cause de bien des maux, et peut-être de tous. Et pourtant, vouloir que l’homme se limite à ses besoins, c’est nier son humanité.

C’est toujours cette histoire de la fuite hors du Jardin d’Eden, qu’on trouve aussi  dans les mythes d’Epiméthée et de Prométhée, dans la Genèse judéo-chrétienne et, en Orient, dans l’Oeuvre complète, de Tchouang-Tseu : l’idée qu’à l’instant même où, prenant conscience de lui-même, l’homme se sépare du reste de la Création, il s’ouvre à la fois à l’élévation et à la chute, à la lumière et aux ténèbres. Or cette conscience et cette séparation naissent du désir, de la tentation – ils sont ce désir-même et cette tentation : c’est parce que l’homme désire qu’il chute et, ayant chuté, il se retrouve désirant, toujours en quête d’autre chose, toujours insatisfait.

Le désir, c’est fondamentalement le fait de ne pas se contenter de ce qui est nécessaire, de vouloir autre chose que ce dont on a strictement besoin.  Vouloir plus, vouloir mieux – et cela dans tous les domaines, dans toutes les dimensions. Socrate parle à ce propos du luxe et des courtisanes, de la cuisine et des bijoux, mais il évoque aussi l’art et la musique, auxquels on pourrait ajouter la philosophie et la religion. Car la recherche de la vérité et du beau, l’appel du transcendant et du spirituel expriment tout autant, et sans doute plus, une aspiration à autre chose qu’un simple contentement de l’être.

Nés du désir, nous sommes des êtres désirants. C’est ce désir ancré en nous qui nous pousse à l’envie et à l’avidité, qui fait de nous des prédateurs et des êtres sauvages, qui nous rend agressifs et jaloux, et possessifs et égoïstes. Mais c’est ce désir aussi qui tourne nos yeux vers le ciel et les étoiles, qui fait de nous des hommes, des êtres aspirant à un au-delà de nous mêmes.

Il y a, dans le stoïcisme, dans certaines sagesses orientales, dans certaines façons, augustiniennes ou platoniciennes peut-être, de lire les Evangiles, un rejet absolu du désir considéré comme l’essence du mal. Et qui suit ces conceptions doit nier ses désirs, les refouler, les sublimer, s’interdire d’en avoir – quitte (mais ça n’est pas du jeu), à les rebaptiser quand ils sont là : “je dois, vois-tu, aller parmi les rennes sous le soleil de minuit ; cela m’est nécessaire.”.

On retrouve cette conception dans une frange de l’écologie qui, considérant à très juste titre que l’homme moderne est aliéné par ces mille objets de désir qu’il a transformés en besoins, et qu’il traîne comme des boulets pesants et polluants, plaide pour une sobriété qui se réduirait au nécessaire, quelque chose comme un monde un peu gris ou l’homme ne déparerait pas, une sorte de monastère qui, de François d’Assise, n’aurait retenu que la bure couleur de terre.

Mais l’homme ne peut pas ne pas déparer. Et la sobriété, ce n’est pas cela. La sobriété ne consiste pas à ne pas désirer, à ne pas vouloir plus que le strict nécessaire. La sobriété, cela consiste à gérer son désir, à le canaliser, en bonne ménagère.

Gérer le monde. Non pas s’en servir ou s’y servir comme on le ferait d’une proie mais le cultiver avec soin et respect, le jardiner avec amour, y planter nos œuvres et nos désirs et les faire fructifier. Embellir et enrichir ce monde qui est le nôtre, en le traitant non comme on le ferait d’un étranger mais comme on le fait de nous-même, comme on devrait le faire de nous-même, parce qu’il est nous-même.

Ce monde est fondé sur la nécessité ; nous sommes quant à nous des êtres de désir. La sobriété consiste à concilier les deux, non à nier l’un au profit de l’autre. Là est notre chemin.

 


En illustration, une spirale de galets blancs façonnée cet été sur une plage de Porquerolles et qui, dans la beauté de ce sable sur lequel le soleil se couchait, répondait au désir de créer, d’élever une petite oeuvre qui, dans la nuit, serait détruite par la mer mais qui, un moment, aurait embelli l’univers.

En introduction et conclusion musicale, More of the good, de Lisa Ekdahl, qui dit bien l’être désirant que nous sommes.


Le passage lu, extrait du chapitre II de La République :(traduction de Robert Baccou)

Ce qui donne naissance à une cité, repris-je, c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses ; ou bien penses-tu qu’il y ait quelque autre cause à l’origine d’une cité?

Aucune, répondit-il.

Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre encore pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d’associés et d’auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité, n’est-ce pas ?

Parfaitement.

Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l’échange se fait à son avantage.

Sans doute.

Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’une cité ; ces fondements seront, apparemment, nos besoins.

Sans contredit.

Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d’où dépend la conservation de notre être et de notre vie.

Assurément.

Le second est celui du logement ; le troisième celui du vêtement et de tout ce qui s’y rapporte.

C’est cela.

Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit agriculteur, l’autre maçon, l’autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ?

Certainement.

Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq hommes. 

Il le semble.

Mais quoi? faut-il que chacun remplisse sa propre fonction pour toute la communauté, que l’agriculteur, par exemple, assure à lui seul la nourriture de quatre, dépense à faire provision de blé quatre fois plus de temps et de peine, et partage avec les autres, ou bien, ne s’occupant que de lui seul, faut-il qu’il produise le quart de cette nourriture dans le quart de temps, des trois autres quarts emploie l’un à se pourvoir d’habitation, l’autre de vêtements, l’autre de chaussures, et, sans se donner du tracas pour la communauté, fasse lui-même ses propres affaires ?

Adimante répondit : Peut-être, Socrate, la première manière serait-elle plus commode.

Par Zeus, repris-je, ce n’est point étonnant. Tes paroles, en effet, me suggèrent cette réflexion que, tout d’abord, la nature n’a pas fait chacun de nous semblable à chacun, mais différent d’aptitudes, et propre à telle ou telle fonction. Ne le penses-tu pas ?

Si.

Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers ou un seul ?

Quand, dit-il, on n’en exerce qu’un seul.

Il est encore évident, ce me semble, que, si on laisse passer l’occasion de faire une chose, cette chose est manquée.

C’est évident, en effet.

Car l’ouvrage, je pense, n’attend pas le loisir de l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier qui, nécessairement, doit régler son temps sur l’ouvrage au lieu de le remettre à ses momentsperdus.

Nécessairement.

Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de tous les autres.

Très certainement.

Il faut donc, Adimante, plus de quatre citoyens pour satisfaire aux besoins dont nous avons parlé. En effet, il est vraisemblable que le laboureur ne fera pas lui-même sa charrue, s’il veut qu’elle soit bonne, ni sa bêche, ni les autres outils agricoles ; le maçon non plus ne fera pas ses outils ; or, il lui en faut beaucoup à lui aussi. Il en sera de même pour le tisserand et le cordonnier, n’est-ce pas ?

C’est vrai.

Voilà donc des charpentiers, des forgerons et beaucoup d’ouvriers semblables qui, devenus membres de notre petite cité, augmenteront sa population.

Certainement.

Mais elle ne serait pas encore très grande si nous y ajoutions bouviers, bergers et autres sortes de pasteurs, afin que l’agriculteur ait des boeufs pour le labourage, le maçon, aussi bien que l’agriculteur, des bêtes de somme pour les charrois, le tisserand et le cordonnier des peaux et des laines.

Ce ne serait pas, non plus, dit-il, une petite cité si elle réunissait toutes ces personnes.

Mais, repris-je, fonder cette ville dans un endroit où l’on n’aurait besoin de rien importer est chose presque impossible.

C’est impossible en effet.

Elle aura donc besoin d’autres personnes encore, qui, d’une autre cité, lui apporteront ce qui lui manque.

Elle en aura besoin.

Mais si ces personnes s’en vont les mains vides, ne portant rien de ce dont les fournisseurs ont besoin, elles repartiront aussi les mains vides, n’est-ce pas ?

Il me le semble.

Il faut donc que notre cité produise non seulement ce qui lui suffit à elle-même, mais encore ce qui, en telle quantité, lui est demandé par ses fournisseurs. Il le faut, en effet.

Par suite, elle aura besoin d’un plus grand nombre de laboureurs et d’autres artisans.

Certes.

Et aussi d’agents qui se chargent de l’importation et de l’exportation des diverses marchandises. Or, ceux-ci sont des commerçants, n’est-ce pas ?

Oui.

Nous aurons donc besoin aussi de commerçants.

Assurément.

Et si le commerce se fait par mer, il nous faudra encore une multitude de gens versés dans la navigation.

Oui, une multitude.

Mais quoi ? dans la cité même, comment les hommes échangeront-ils les produits de leur travail ? C’est en effet pour cela que nous les avons associés en fondant une cité.

Il est évident, dit-il, que ce sera par vente et par achat.

D’où nécessité d’avoir une agora et de la monnaie, symbole de la valeur des objets échangés.

Certainement.

Mais si le laboureur ou quelque autre artisan, apportant sur l’agora l’un de ses produits, n’y vient pas dans le même temps que ceux qui veulent faire des échanges avec lui, il ne laissera pas son travail interrompu pour rester assis sur l’agora.

Point du tout, répondit-il ; il y a des gens qui, voyant cela, se chargent de ce service ; dans les cités bien organisées ce sont ordinairement les personnes les plus faibles de santé, incapables de tout autre travail. Leur rôle est de rester sur l’agora, d’acheter contre de l’argent à ceux qui désirent vendre, et de vendre, contre de l’argent aussi, à ceux qui désirent acheter.

Donc, repris-je, ce besoin donnera naissance à la classe des marchands dans notre cité ; nous appelons, n’est-ce pas ? de ce nom ceux qui se consacrent à l’achat et à la vente, établis à demeure sur l’agora, et négociants ceux qui voyagent de ville en ville.

Parfaitement.

Il y a encore, je pense, d’autres gens qui rendent service : ceux qui, peu dignes par leur esprit de faire partie de la communauté, sont, par leur vigueur corporelle, aptes aux gros travaux ; ils vendent l’emploi de leur force, et, comme ils appellent salaire le prix de leur peine, on leur donne le nom de salariés, n’est-ce pas ?

Parfaitement.

Ces salariés constituent, ce semble, le complément de la cité.

C’est mon avis.

Eh bien ! Adimante, notre cité n’a-t-elle pas reçu assez d’accroissements pour être parfaite ?

Peut-être.

Alors, où y trouverons-nous la justice et l’injustice ? Avec lequel des éléments que nous avons examinés ont-elles pris naissance ? 

Pour moi, répondit-il, je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit dans les relations mutuelles des citoyens.

Peut-être, dis-je, as-tu raison ; mais il faut l’examiner sans nous rebuter.

Considérons d’abord de quelle manière vont vivre des gens ainsi organisés. Ne produiront-ils pas du blé, du vin, des vêtements, des chaussures? ne se bâtiront-ils pas des maisons? Pendant l’été ils travailleront la plupart du temps nus et sans chaussures, pendant l’hiver vêtus et chaussés convenablement. Pour se nourrir, ils prépareront des farines d’orge et de froment, cuisant celles-ci, se contentant de pétrir celles-là ; ils disposeront leurs nobles galettes et leurs pains sur des rameaux ou des feuilles fraîches, et, couchés sur des lits de feuillage, faits de couleuvrée et de myrte, ils se régaleront eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des dieux ; ils passeront ainsi agréablement leur vie ensemble, et régleront le nombre de leurs enfants sur leurs ressources, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre.

Alors Glaucon intervint : C’est avec du pain sec, ce semble, que tu fais banqueter ces hommes-là.

Tu dis vrai, repris-je. J’avais oublié les mets ; ils auront du sel évidemment, des olives, du fromage, des oignons, et ces légumes cuits que l’on prépare à la campagne. Pour dessert nous leur servirons même des figues, des pois et des fèves ; ils feront griller sous la cendre des baies de myrte et des glands, qu’ils mangeront en buvant modérément. Ainsi, vivant dans la paix et la santé, ils mourront vieux, comme il est naturel, et légueront à leurs enfants une vie semblable à la leur.

Et lui : Si tu fondais une cité de pourceaux, Socrate, dit-il, les engraisserais-tu autrement ?

Mais alors, Glaucon, comment doivent-ils vivre ? demandai-je.

Comme on l’entend d’ordinaire, répondit-il ; il faut qu’ils se couchent sur des lits, je pense, s’ils veulent être à leur aise, qu’ils mangent sur des tables, et qu’on leur serve les mets et les desserts aujourd’hui connus. 

Soit, dis-je ; je comprends. Ce n’est plus seulement une cité en formation que nous examinons, mais aussi une cité pleine de luxe. Peut-être le procédé n’est-il pas mauvais ; il se pourrait, en effet, qu’une telle étude nous fît voir comment la justice et l’injustice naissent dans les cités. Quoi qu’il en soit, la véritable cité me paraît être celle que j’ai décrite comme saine ; maintenant, si vous le voulez, nous porterons nos regards sur une cité atteinte d’inflammation ; rien ne nous en empêche. Nos arrangements, en effet, ne suffiront pas à certains, non plus que notre régime : ils auront des lits, des tables, des meubles de toute sorte, des mets recherchés, des huiles aromatiques, des parfums à brûler, des courtisanes, des friandises, et tout cela en grande variété. Donc il ne faudra plus poser comme simplement nécessaires les choses dont nous avons d’abord parlé, maisons, vêtements et chaussures ; il faudra mettre en oeuvre la peinture et la broderie, se procurer de l’or, de l’ivoire et toutes les matières précieuses, n’est-ce pas ?

Oui, répondit-il.

Par conséquent nous devons agrandir la cité – car celle que nous avons dite saine n’est plus suffisante -et l’emplir d’une multitude de gens qui ne sont point dans les villes par nécessité, comme les chasseurs de toute espèce et les imitateurs, la foule de ceux qui imitent les formes et les couleurs, et la foule de ceux qui cultivent la musique : les poètes et leur cortège de rhapsodes, d’acteurs, de danseurs, d’entrepreneurs de théâtre ; les fabricants d’articles de toute sorte et spécialement de parures féminines. Il nous faudra aussi accroître le nombre des serviteurs ; ou bien crois-tu que nous n’aurons pas besoin de pédagogues, de nourrices, de gouvernantes, de femmes de chambre, de coiffeurs, et aussi de cuisiniers et de maîtres queux ? Et il nous faudra encore des porchers ! Tout cela ne se trouvait pas dans notre première cité – aussi bien n’en avait-on pas besoin – mais dans celle-ci ce sera indispensable. Et nous devrons y ajouter des bestiaux de toute espèce pour ceux qui voudront en manger, n’est-ce pas ?

Pourquoi non ?

Mais, en menant ce train de vie, les médecins nous seront bien plus nécessaires qu’auparavant.

Beaucoup plus.

Et le pays, qui jusqu’alors suffisait à nourrir ses habitants, deviendra trop petit et insuffisant. Qu’en dis-tu ?

Que c’est vrai, répondit-il.

Dès lors ne serons-nous pas forcés d’empiéter sur le territoire de nos voisins, si nous voulons avoir assez de pâturages et de labours? et eux, n’en useront-ils pas de même à notre égard si, franchissant les limites du nécessaire, ils se livrent comme nous à l’insatiable désir de posséder ?

Il y a grande nécessité, Socrate, dit-il.

Nous ferons donc la guerre après cela, Glaucon ? Ou qu’arrivera-t-il ?

Nous ferons la guerre.

Ce n’est pas encore le moment de dire, repris-je, si la guerre a de bons ou de mauvais effets ; notons seulement que nous avons trouvé l’origine de la guerre dans cette passion qui est, au plus haut point, génératrice de maux privés et publics dans les cités, quand elle y apparaît.

Parfaitement.

cahiers

Une mystique de la nostalgie : l’Argent, de Charles Péguy


En février 1913, Charles Péguy publie dans les Cahiers de la Quinzaine un essai intitulé “L’Argent“. C’est un texte étrange, écrit comme s’il surgissait d’une sorte de colère, un pamphlet dont certains passages se lisent comme un brûlot presque ordurier traînant très injustement Jean Jaurès dans la boue, tandis que d’autres chantent avec émoi et gratitude la grandeur et l’humilité des instituteurs, ces  instituteurs “beaux comme des hussards noirs” dont Péguy invente alors le plus beau des surnoms.

Mais tout au long de ses pages, “L’Argent” est surtout un poème dédié à la France et au monde d’antan, à une France et à un monde qui sans doute n’existèrent jamais, mais que Péguy reconstruit dans une sorte de rêve mystique d’où coule une ode d’une terrible tristesse, gorgée de nostalgie.

On y trouve le passage suivant, que je lis :

Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales.

Et encore c’est moi qui en cherche si long, moi dégénéré. Pour eux, chez eux il n’y avait pas l’ombre d’une réflexion. Le travail était là. On travaillait bien.

Il ne s’agissait pas d’être vu ou pas vu. C’était l’être même du travail qui devait être bien fait. Et un sentiment incroyablement profond de ce que nous nommons aujourd’hui l’honneur du sport, mais en ce temps-là répandu partout. Non seulement l’idée de faire rendre le mieux, mais l’idée, dans le mieux, dans le bien, de faire rendre le plus. Non seulement à qui ferait le mieux, mais à qui en ferait le plus, c’était un beau sport continuel, qui était de toutes les heures, dont la vie même était pénétrée. Tissée. Un dégoût sans fond pour l’ouvrage mal fait. Un mépris plus que de grand seigneur pour celui qui eût mal travaillé. Mais l’idée ne leur en venait même pas.

Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect du foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l’être même du respect. Une cérémonie pour ainsi dire constante. D’ailleurs le foyer se confondait encore très souvent avec l’atelier et l’honneur du foyer et l’honneur de l’atelier était le même honneur. C’était l’honneur du même lieu. C’était l’honneur du même feu. Qu’est-ce que tout cela est devenu. Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table.

Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire. Tant leur travail était une prière. Et l’atelier un oratoire.”

Cette France là, dont il écrit un peu plus loin qu’on y vivait de rien et qu’on y était heureux, que les pauvres y étaient comme assurés de ne jamais tomber dans la misère, cette France là où s’idéalise un pré-capitalisme venu du fond des âges et qui les aurait, inchangé, traversés, cette France là jamais n’a existé. Et Péguy, qui a fait des études, qui sait ce que furent les disettes, les famines, le servage et les malheurs des temps, Péguy certainement le sait. Mais de l’épaisseur et des larmes des temps, il extrait une perle – qui fut, à n’en pas douter – et ne retient que sa lumière de la noirceur qui l’entourait.

Le travail bien fait. Le travail qui, parce qu’il est bien fait et sans autre ambition, sans autre prétention que d’être fait au mieux, devient une sorte de prière, d’accomplissement, d’action de grâce.

Il sait bien, Péguy, que ce ne fut pas ainsi. Que l’argent n’est pas apparu au tournant du siècle, et que le mal ne fut pas introduit dans le monde par le radicalisme. Mais ce qu’il dit est qu’un autre monde est possible, qu’une autre façon de voir est concevable. Il  projette dans le passé – c’est le propre de l’illusion nostalgique – un monde qui jamais n’exista, sinon peut-être avant la Chute, et qui est tout entier à construire, tout entier à faire advenir. Il nous parle de ce paradis terrestre dont la conscience nous hante comme un souvenir et comme une origine mais dont la réalité est de l’autre côté, du côté des choses à bâtir.

Telle est la nostalgie de Péguy : une idéalisation du passé qui est en fait la projection dans hier d’un idéal intemporel qui est ce qui doit nous guider. Parce que les choses difficiles paraissent plus accessibles quand on croit qu’elles ont déjà été.


En accompagnement musical, Madame Nostalgie,  composée par Georges Moustaki et chantée par Serge Reggiani.

Nu couché à la toile de Jouy, de Léonard Foujita

Cet obscur objet du désir


Cet obscur objet du désir, de Luis Buñuel, raconte l’histoire de Mathieu – un grison, comme aurait dit Molière – qui poursuit de ses assiduités et de son désir Conchita, une jeune femme qui tantôt accueille avec grâce ses avances et tantôt les rejette et le fuit, ne se donnant cependant jamais à lui.

L’intrigue est directement tiré d’un livre de Pierre Louÿs, qui porte le titre explicite de La femme et le pantin. Et pourtant, dans le film aussi bien que dans le livre (dont je lis ici un passage), les choses ne sont pas si claires. Ce que rend mieux le titre choisi par Buñuel, qui souligne justement le caractère obscur du désir de Mathieu, et pointe l’étrangeté de son comportement.

Quel est l’objet du désir de Mathieu ? Que désire son désir ?

Le corps de Conchita, bien sûr. Et c’est parce qu’il ne peut l’avoir, parce qu’il ne peut la posséder dans son entièreté que son désir se perpétue, grandit et lui devient une sorte d’obsession, de folie douce. Mais le corps de Conchita n’est évidemment qu’un moyen, pas une fin, et c’est là précisément que les choses se brouillent : ce que veut Mathieu, c’est au fond Conchita,  Conchita elle-même et non pas seulement son corps ou ce que cache sa ceinture de chasteté. Et pourtant, c’est sur ce corps et sur cette partie précise de son corps que son attention se focalise, au point de lui faire oublier tout le reste, comme si tout le reste n’était rien auprès de cela. Conchita le lui fait d’ailleurs remarquer :

« Mon cœur, tu ne saurais donc aimer tout ce que je te donne de moi-même ? Tu as mes seins, tu as mes lèvres, mes jambes brûlantes, mes cheveux odorants, tout mon corps dans tes embrassements et ma langue dans mon baiser. Ce n’est donc pas assez tout cela ? Alors ce n’est pas moi que tu aimes, mais seulement ce que je te refuse ? Toutes les femmes peuvent le donner, pourquoi me le demandes-tu, à moi qui résiste ? Est-ce parce que tu me sais vierge ? Il y en a d’autres, même à Séville. Je te le jure, Mateo, j’en connais. ¡ Alma mia! sangre mio! aime-moi comme je veux être aimée, peu à peu, et prends patience. Tu sais que je suis à toi, et que je me garde pour toi seul. Que veux-tu de plus, mon cœur ? »

Ce que veut de plus Mathieu, c’est justement Conchita. Non certes pas le corps seulement de Conchita, non certes pas seulement cette partie de son corps qu’elle lui refuse, mais Conchita tout entière, dont l’entièreté n’est pas donnée tant qu’elle se refuse à lui, Conchita qu’il ne pourra considérer comme sienne que quand elle se sera donnée à lui. Donnée à lui volontairement, de son propre mouvement, comme la Belle à la Bête, car là est véritablement ce que désire Mathieu : que Conchita le désirant se donne à lui, que son désir  rencontre celui de Conchita, qu’objet de son désir, elle en devienne le sujet. Et le désir est ainsi fait qu’embrassant large et loin, voulant la femme et la beauté, la tendresse et l’amour, les étoiles et le ciel, il s’arrête pourtant à cette chair, à cette chair sans le don de laquelle rien ne paraît être donné, à cette chair dont seul l’abandon volontaire paraît pouvoir sceller les serments.

Et Conchita de son côté, aussi menteuse et malveillante qu’elle puisse paraître, aussi manipulatrice et hypocrite que semble son comportement, est peut-être elle aussi sincère. Car ce qu’elle reproche au fond à cet homme, qu’elle paraît manipuler et tourner en bourrique, c’est justement d’être manipulée par lui, d’être chosifiée, d’être traitée comme un objet, une poupée, un pantin :

” Non, je vous plais, je vous amuse ; mais je ne suis pas la seule, n’est-ce pas, caballero ? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, et bien des yeux passent dans les rues. Il n’en manque pas, à la Fabrique, d’aussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faites ce que vous voudrez avec elles, je vous donnerai des noms si vous en demandez. Mais moi, c’est moi, et il n’y a qu’une moi de San-Roque à Triana. Aussi je ne veux pas qu’on m’achète comme une poupée au bazar, parce que, moi enlevée, on ne me retrouverait plus. “

Ce que veut Conchita – elle y arrivera, d’ailleurs – c’est que Mathieu, qui l’a d’abord considérée comme une aventure sans conséquence, prenne la mesure des choses et devienne sérieux. Les épreuves qu’elle lui fait subir – et la mort qui, dans le film de Buñuel, rode à tous les coins de rues – sont là pour faire grandir et mûrir cet homme qui, en dépit de ses cheveux gris, est encore sentimentalement un enfant, un innocent :

“C’est bien cela. Tous les Espagnols le répètent ; on le sait à Paris et à Buenos-Ayres ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que les femmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi, tu veux me faire croire qu’on ne t’avait rien dit, toi qui n’es pas marié, toi qui as quarante ans !”

Mathieu et Conchita vont donc se faire et se défaire, se réunir et se quitter, dans une course sans fin. La tension érotique, constamment mise en branle et jamais assouvie, nourrit ce couple qui toujours se construit, se cherche et jamais ne tombe dans l’ennui. Qui, des deux, manipule et qui est le pantin ? On ne le saura jamais vraiment. On restera toujours dans l’ambiguïté, dans l’incertitude et le doute, comme on le reste dans la vraie vie, avec ce désir de possession qui nous étreint comme il domine tout le récit, et lui donne sa saveur aigre-douce et son parfum de conte de Rohmer : Mathieu veut posséder Conchita, mais s’il y a bien, dans cette histoire, un personnage qu’on puisse considérer comme possédé, c’est lui, Mathieu, que son désir rend fou et hante comme un esprit. Et non seulement le désir qu’a Mathieu de posséder Conchita le possède lui-même mais il permet à Conchita de se moquer de lui, de se jouer de lui, de le posséder dans une autre acception du terme, dans un jeu de miroir qui est une sorte de réponse par avance au désir qu’il a de la posséder – et qui n’est peut-être pas la bonne manière de l’aimer.

Mais peut-on aimer bien ? Peut-on aimer bien quand on est fait de chair et que, dans son amour et son désir, on veut à la fois posséder l’être qu’on aime – non pas le manger et le détruire comme on le fait souvent des choses qu’on aime mais le posséder, ce qui est déjà beaucoup – et, simultanément et vraiment, qu’il demeure ce pour quoi on l’aime, quelqu’un de libre et de vivant ? C’est sa liberté, sa liberté irréductible, que revendique en définitive Conchita quand elle proclame qu’elle ne peut (et ne veut) être à personne :

Je suis à moi, et je me garde. Je n’ai rien de plus précieux que moi, Mateo. Personne n’est assez riche pour m’acheter à moi-même.”

Comment aimer bien ? C’est la question qui, plantée comme une flèche au centre de l’amour, vibre et le fait vibrer.

… Et quelle obscure, étrange et mystérieuse chose que le désir, dont l’objet est aussi un sujet !


Le tableau illustrant cet article est le Nu couché à la toile de Jouy, de Léonard Foujita. Il est exposé au Musée d’art moderne de la ville de Paris.

La musique qu’on entend en introduction comme en conclusion est “Τα Παιδιά του Πειραιά” (les enfants du Pirée), de Manos Hatzidakis (Μάνος Χατζιδάκις), tant aimé par l’aimée. La chanson, qui est ici  mise en musique et chantée par le groupe Pink Martini, l’était originellement par Mélina Mercouri, qui joue une prostituée libre et heureuse (qu’elle soit libre  et autonome est important, dans le cadre de ce papier) dans le film Never on sunday, de Jules Dassin.

Et voici le texte du chapitre XI (sous-titré “Tout paraît s’expliquer”) de La femme et le pantin, de Pierre Louÿs. Ce passage intervient alors que, après une longue série de ruptures et de retrouvailles, Mathieu a retrouvé Conchita à Cadiz,  où elle est devenue danseuse de flamenco. Mais, après deux  mois, il vient de découvrir qu’en sus du spectacle qu’elle donne sur la scène, elle danse nue, plusieurs fois par semaine, dans le même établissement, pour quelques clients plus fortunés…

On nous laissa. Les Anglais avaient disparu les premiers.

Monsieur, jusqu’à cette heure-là, j’aurais traité de misérable un homme, n’importe lequel, dont on m’aurait dit qu’il eût frappé une femme. Et pourtant je ne sais par quel ascendant sur moi-même je parvins à me contenir en face de celle-ci. Mes doigts s’ouvraient et se refermaient, comme pour étrangler un cou. Une lutte épuisante se livrait en moi entre ma colère et ma volonté.

Ah ! c’est bien le signe suprême de la toute-puissance féminine, que cette immunité dont nous les cuirassons. Une femme vous insulte à la face, elle vous outrage : saluez. Elle vous frappe : protégez-vous, mais évitez qu’elle se blesse. Elle vous ruine : laissez-la faire. Elle vous trompe : n’en révélez rien, de peur de la compromettre. Elle brise votre vie : tuez-vous s’il vous plaît ! — Mais que jamais, par votre faute, la plus fugitive souffrance ne vienne endolorir la peau de ces êtres exquis et féroces pour qui la volupté du mal surpasse presque celle de la chair.

Les Orientaux ne les ménagent pas comme nous, eux qui sont les grands voluptueux. Ils leur ont coupé les griffes afin que leurs yeux fussent plus doux. Ils maîtrisent leur malveillance pour mieux déchaîner leur sensualité. Je les admire.

Mais pour moi, Concha demeurait invulnérable.

Je n’approchai point. Je lui parlais à trois pas. Elle était toujours debout le long du mur, les mains croisées derrière le dos, la poitrine bombée et les pieds réunis, toute droite sur ses longs bas noirs, comme une fleur dans un vase fin.

« Eh bien ! commençai-je, qu’as-tu à me dire ? Voyons, invente ! défends-toi ! mens encore ; tu mens si bien !

— Ah ! voilà qui est superbe ! s’écria-t-elle. C’est moi qu’il accuse ! Il entre ici comme un voleur, par la fenêtre, en brisant tout, il me menace, il trouble ma danse, il fait partir mes amis…

— Tais-toi !…

— … Il va peut-être me faire chasser d’ici, et c’est à moi, maintenant, de répondre ! c’est moi qui ai fait le mal, n’est-ce pas ? Cette scène ridicule, c’est moi qui la cherche ! Tiens, laisse-moi, tu es trop bête ! »

Et comme, après sa danse mouvementée, des perles de sueur naissaient en mille endroits de sa peau brillante, elle prit dans un buffet une serviette-éponge, et se frictionna du ventre à la tête comme si elle sortait du bain.

« Ainsi, repris-je, voilà ce que tu faisais dans la maison même où je te vois ! Et voilà ton métier ! Voilà la femme que j’aime !

— N’est-ce pas, tu n’en savais rien, innocent ?

— Moi ?

— Mais non. C’est bien cela. Tous les Espagnols le répètent ; on le sait à Paris et à Buenos-Ayres ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que les femmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi, tu veux me faire croire qu’on ne t’avait rien dit, toi qui n’es pas marié, toi qui as quarante ans !

— J’avais oublié.

— Il avait oublié ! Il vient ici depuis deux mois, il me voit monter quatre fois par semaine à la petite salle…

— Tais-toi, Concha, tu me fais mal affreusement.

— À ton tour, donc ! Je me vengerai, Mateo, de ce que tu m’as fait ce soir, car tu agis méchamment, par une jalousie stupide, et je me demande de quel droit ! Car enfin qui es-tu pour me traiter ainsi ? Es-tu mon père ? non ! Es-tu mon mari ? non ! Es-tu mon amant… ?

— Oui ! je suis ton amant ! je le suis !

— Vraiment ! tu te contentes de peu ! »

Elle éclata de rire.

J’avais pâli de nouveau.

« Concha, mon enfant, dis-moi, parle-moi, tu en as un autre ? Si tu es à quelqu’un, Je te jure que je te quitte. Tu n’as qu’un mot à dire.

— Je suis à moi, et je me garde. Je n’ai rien de plus précieux que moi, Mateo. Personne n’est assez riche pour m’acheter à moi-même.

— Mais ces hommes, ces deux hommes qui étaient là tout à l’heure…

— Quoi encore ? Est-ce que je les connais ?

— C’est bien vrai ? Tu ne les connais pas ?

— Mais non, je ne les connais pas ! Où veux-tu que je les aie vus ? Ce sont des Inglés qui sont venus avec un guide d’hôtel. Ils partent demain pour Tanger. Je ne me suis guère compromise, mon ami.

— Et ici ? ici même ?

— Voyons, regarde : est-ce une chambre ? cherche dans toute la maison : y a-t-il un lit ? Enfin tu les as vus, Mateo. Ils étaient habillés comme des mannequins, le chapeau sur la tête et le menton sur la canne. Tu es fou, je te le dis, tu es fou de faire un scandale pareil quand je n’ai pas un reproche à recevoir de toi. »

Elle se serait défendue plus mal encore, je crois que je l’aurais justifiée. J’avais un tel besoin de pardon ! Je ne craignais que de la voir avouer.

Une dernière question me torturait d’avance.

Je la posai tout tremblant :

« Et le Morenito ? … Concha, dis-moi la vérité. Cette fois, je veux savoir. Jure-moi que tu ne me cacheras rien, que tu me diras tout s’il y a quelque chose. Je t’en supplie, ma petite enfant !

— Le Morenito ? Il était dans mon lit ce matin. »

Je restai un moment sans conscience, puis mes bras se refermèrent sur elle, et je l’étreignis ne sachant moi-même si je voulais l’étouffer, ou la ravir à quelqu’un d’imaginaire.

Elle le comprit, et tout en riant, elle s’écria :

« Lâche-moi ! lâche-moi, Mateo. Tu es dangereux pour une minute. Tu me prendrais de force dans un accès de jalousie. Bien. Maintenant, reste où tu es ! Je vais t’expliquer… Mon pauvre ami, il n’y a pas de quoi trembler comme tu le fais, je t’assure.

— Tu crois ?

— Le Morenito habite avec ses deux sœurs. Mercédès et la Pipa. Elles sont pauvres ; pour elles et leur frère, il n’y a qu’un lit, et qui n’est pas large. Aussi depuis qu’il fait si chaud, elles aiment mieux dormir moins serrées, après leurs huit heures de danse, et elles envoient le petit aux voisines. Cette semaine, maman fait l’Adoration perpétuelle à la paroisse ; elle n’est pas là quand je suis au lit ; alors Mercédès m’a demandé si j’avais une place pour son frère et je lui ai répondu oui. Je ne vois pas ce qui peut t’inquiéter. »

Je la regardais sans répondre.

« Oh ! reprit-elle, si c’est encore cela, sois tranquille ! Je ne lui cède pas plus que ses sœurs, tu sais. Crois-m’en sur parole. C’est à peine s’il m’embrasse quatre ou cinq fois avant de dormir, et puis je lui tourne le dos, comme si nous étions mariés. »

Elle tira son bas sur sa cuisse droite et ajouta sans se hâter :

« Comme si j’étais avec toi. »

L’inconscience, la hardiesse ou la rouerie de cette femme, car je ne savais à quoi m’en tenir, achevaient d’égarer tous mes sentiments, hors celui de la souffrance morale. J’étais encore plus malheureux qu’irrésolu : mais malheureux à pleurer.

Je la pris sur mes genoux, très doucement. Elle se laissa faire.

« Mon enfant, lui dis-je, écoute-moi. Je ne peux plus vivre ainsi que je fais depuis un an à ton caprice. Il faut que tu me parles en toute franchise et peut-être pour la dernière fois. Je souffre abominablement. Si tu restes encore un jour dans ce bal et dans cette ville, tu ne me reverras plus jamais. Est-ce cela que tu veux, Conchita ? »

Elle répondit, et d’un ton si nouveau qu’il me semblait entendre une autre femme :

« Don Mateo, vous ne m’avez jamais comprise. Vous avez cru que vous me poursuiviez et que je me refusais à vous, quand au contraire c’est moi qui vous aime et qui vous veux pour toute ma vie. Souvenez-vous de la Fábrica. Est-ce vous qui m’avez abordée ? Est-ce vous qui m’avez emmenée ? Non. C’est moi qui ai couru après vous dans la rue, qui vous ai entraîné chez ma mère, et retenu presque de force tant j’avais peur de vous perdre. Et le lendemain… vous rappelez-vous aussi ? Vous êtes entré. J’étais seule. Vous ne m’avez même pas embrassée. Je vous vois encore, dans le fauteuil, le dos tourné à la fenêtre… Je me suis jetée sur vous, j’ai pris votre tête avec mes mains, votre bouche avec ma bouche et, — je ne vous l’avais jamais dit, — mais j’étais toute jeune alors et c’est pendant ce baiser, Mateo, que j’ai senti fondre en moi le plaisir pour la première fois de ma vie… J’étais sur vos genoux, comme maintenant… »

Je la serrai dans mes bras, brisé d’émotion. Elle m’avait reconquis en deux mots. Elle jouait de moi comme elle voulait.

« Je n’ai jamais aimé que vous, poursuivit-elle, depuis cette nuit de décembre où je vous ai vu en chemin de fer, comme je venais de quitter mon couvent d’Avila. Je vous aimais d’abord parce que vous êtes beau. Vous avez des yeux si brillants et si tendres qu’il me semblait que toutes les femmes avaient dû en être amoureuses. Si vous saviez combien de nuits j’ai pensé à ces yeux-là. Mais ensuite je vous ai aimé surtout parce que vous êtes bon. Je n’aurais pas voulu lier ma vie à celle d’un homme égoïste et beau, car vous savez que je m’aime trop moi-même pour accepter de n’être heureuse qu’à moitié. Je voulais tout le bonheur et j’ai vu bien vite que si je vous le demandais, vous me le donneriez.

— Mais alors, mon cœur, pourquoi ce long silence ?

— Parce que je ne me contente pas de ce qui suffit à d’autres femmes. Non seulement je veux tout le bonheur, mais je le veux pour toute ma vie. Je veux vous épouser, Mateo, pour vous aimer encore quand vous ne m’aimerez plus. Oh ! ne craignez rien : nous n’irons pas à l’église, ni devant l’alcade. Je suis bonne chrétienne, mais Dieu protège les amours sincères, et j’irai en paradis avant bien des femmes mariées. Je ne vous demanderai pas de m’épouser publiquement parce que je sais que cela ne se peut pas… Vous n’appellerez jamais doña Concepcion Perez de Diaz la femme qui a dansé nue dans l’horrible bouge où nous sommes, devant tous les Inglés qui ont passé là… »

Et elle éclata en larmes.

« Concepcion, mon enfant, disais-je bouleversé, calme-toi. Je t’aime. Je ferai ce que tu voudras.

— Non, cria-t-elle avec un sanglot. Non, je ne le veux pas ! C’est une chose impossible ! Je ne veux pas que vous souilliez votre nom par le mien. Voyez, maintenant, c’est moi qui n’accepte plus votre générosité. Mateo, nous ne serons pas mariés pour le monde, mais vous me traiterez comme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je ne vous demande pas grand-chose : seulement une petite maison à moi quelque part près de vous. Et une dot. La dot que vous donneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je n’ai rien à vous donner, mon âme. Rien que mon amour éternel, avec ma virginité que je vous ai gardée contre tous. »

cimetières

Force d’âme : Simone Weil en Espagne


 

En 1938,  Georges Bernanos dénonce, dans Les grands cimetières sous la lune, les horreurs commises, parfois au nom de la défense de la religion, par les troupes nationalistes qui soutiennent le coup d’Etat du général Franco.

Simone Weil, elle-même revenue d’Espagne où elle a combattu quelques mois auprès des troupes anarchistes qui défendent la République, lui répond.

Elle lui répond non pour confirmer la barbarie des forces nationalistes mais pour dénoncer les crimes perpétrés du côté républicain, qui ne le cèdent pas en horreur à ceux commis de l’autre côté, et pour s’épouvanter, comme Bernanos, de cette tragique propension des hommes à embrasser la violence et le mal.

Au delà de la guerre d’Espagne, au delà des crimes terribles commis dans les deux camps, dont l’inhumanité “efface aussitôt le but même de la lutte”, c’est une immense tristesse, devenue chez elle douleur, qui l’étreint et que ce texte exprime. La tristesse de voir, d’avoir de ses yeux vu que  “Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue.” :

“J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue.”

 

On tue. Gratuitement, par incapacité de maîtriser ses pulsions, par incapacité de tenir sa colère, et parfois seulement par méchanceté, parce qu’on laisse le Mal, l’esprit du mal, agir en nous. Ou à défaut de nous même tuer, on laisse faire. Et ce laissez-faire, qui est plus courant que le meurtre mais qui le protège et lui permet d’être, est également pour Simone Weil une cause de désespérance. Il est la marque du pouvoir qu’exerce sur nous ce gros animal dont parlait Platon et qui, quand nous n’avons pas appris à devenir nous-même (et c’est, Ô combien ! un long chemin) s’impose à nous et nous change en zombies :

“Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité.”

 

Simone Weil a vu cela. Elle a vu ces intellectuels venus en Espagne pour défendre le pauvre, l’opprimé et la justice et qui, au spectacle des horreurs, se sont tus. Moins par approbation, moins même par lâcheté que par inertie, par cet esprit de troupeau qui nous fait suivre ce que dit l’opinion ou le groupe, et nous met mal à l’aise quand nous ne le suivons pas :

“L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs – je n’ai jamais vu personne exprimer, même dans l’intimité, de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé.”

 

Elle a vu cette souillure de la conscience ; elle a entendu ce silence. Pas un mot, pas un cri, pas un regret. La soumission et la discipline. Et la croyance, qui rassure, que cela peut-être est nécessaire, qu’il faut en passer par là, qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs et qu’il faut peut-être, pour accoucher d’un monde neuf et meilleur, accepter de prendre des libertés avec la morale et le bien. Toutes ces raisons que nous savons si complaisamment nous donner quand nous agissons mal ! Toutes ces mauvaises raisons dans lesquelles nous nous lovons et contre lesquelles ne peut s’élever que la force d’âme, cette force d”âme qui est non pas la conscience mais la reconnaissance travaillée de la supériorité de cette conscience et du bien sur tout le reste. Cette force d’âme dont Simone Weil constate qu’elle est si peu partagée.

“Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.”

 

Ne pas céder. Ne jamais céder un seul pouce au Mal qui est notre pente.


Le dessin est inspiré par le spectacle qui inspira à Georges Bernanos le titre de son livre : ce cimetière majorquin qu’illuminait, une nuit, un bûcher où brûlaient, arrosés d’essence, les corps de Républicains exécutés par les nationalistes.


En introduction et en conclusion musicale de la lecture de la lettre, un extrait de la Marche, tirée de la musique que Henry Purcell composa pour les funérailles de la reine Mary.


Et maintenant, la lettre lue :

Monsieur,

Quelque ridicule qu’il y ait à écrire à un écrivain, qui est toujours , par la nature de son métier, inondé de lettres, je ne puis m’empêcher de le faire après avoir lu Les Grands Cimetières sous la lune. Non que ce soit la première fois qu’un livre de vous me touche ; le Journal d’un curé de campagne est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j’ai lus, et véritablement un grand livre. Mais si j’ai pu aimer d’autres de vos livres, je n’avais aucune raison de vous importuner en vous l’écrivant. Pour le dernier, c’est autre chose ; j’ai eu une expérience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs et éprouvée, en apparence – en apparence seulement -, dans un tout autre esprit.

Je ne suis pas catholique, bien que – ce que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux à tout catholique, de la part d’un non-catholique mais je ne puis m’exprimer autrement – bien que rien de catholique, rien de chrétien ne m’ait jamais paru étranger. Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que l’entrée est interdite à quiconque jouit d’un revenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt. Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclamaient des couches supérieures de la hiérarchie sociale, jusqu’à ce que j’aie pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toute ces sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la CNT espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, où, par la suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez les hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussait le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris, je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est-à-dire de souhaiter tous le séjours, toute les heures, la victoire des uns, la défaites des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936.

Un accident m’a fait abréger par force mon séjour en Espagne. J’ai été quelques jours à Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, au bord de l’Ebre, à une quinzaine de kilomètres de Saragosse, à l’endroit même où récemment les troupes de Yagüe ont passé l’Ebre ; puis dans le palace de Sitgès transformé en hôpital ; puis de nouveau à Barcelone ; en tout à peu près deux mois. J’ai quitté l’Espagne malgré moi avec l’intention d’y retourner ; par la suite, c’est volontairement que je n’en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de participer à une guerre qui n’était plus, comme elle m’avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre la Russie, l’Allemagne et l’Italie.

J’ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang, et de terreur que dégage votre livre ; je l’avais respirée. Je n’ai rien vu de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces ballilas faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que j’ai entendu suffisait pourtant. J’ai failli assister à l’exécution d’un prêtre ; pendant les minutes d’attente, je me demandais si j’allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant d’intervenir ; je ne sais pas encore ce que j’aurais fait si un hasard heureux n’avait empêché l’exécution.

Combien d’histoires se pressent sous ma plume… Mais ce serait trop long ; et à quoi bon ? Une seule suffira. J’étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus les miliciens de l’expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu’au retour des trente et un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s’était rien passé. Parmi ces neufs,un boulanger d’une trentaine d’années, dont le crime était, m’a-t’on dit, d’avoir appartenu à la milice des « somaten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous les pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d’avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu’on l’avait enrôlé de force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et la carte de phalangiste ; on l’envoya à Durruti, chef de la colonne, qui après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l’idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s’enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l’avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l’enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l’enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n’a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l’aie apprise qu’après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu, je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l’ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d’êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d’aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c’est qu’ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire, celle-ci de l’arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois comment, avec des camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l’un sur place, en présence de l’autre, d’un coup de revolver, puis, on dit à l’autre qu’il pouvait s’en aller. Quand il fut à vingt pas, on l’abattit. Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me voir rire.

A Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d’expéditions punitives, une cinquantaine d’hommes par nuit. C’était proportionnellement beaucoup moins qu’à Majorque, puisque Barcelone est une ville de près d’un million d’habitants ; d’ailleurs il s’y était déroulé pendant trois jours une bataille de rues meurtrière. Mais les chiffres ne sont peut-être pas l’essentiel en pareille matière. L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs – je n’ai jamais vu personne exprimer, même dans l’intimité, de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ; mais là où j’étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des hommes apparemment courageux – au milieu d’un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de « fascistes » – terme très large. J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part. J’ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l’avenir aucune estime.

Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu’en le ramenant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans doit être un but essentiel pour tout groupement d’extrême gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le partage des terres. Eh bien, ces misérables et magnifiques paysans d’Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n’étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité. Sans insolences, sans injures, sans brutalité – du moins je n’ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient passibles de la peine de mort – un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l’attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l’aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.

On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins.

Je pourrai prolonger indéfiniment de telles réflexions, mais il faut se limiter. Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.

Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure française après la guerre m’est également allé au coeur. J’avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j’avais été patriote avec toute l’exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d’humilier l’ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d’une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu’il peut subir.

Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi longue. Il ne me reste qu’à vous exprimer ma vive admiration.

Mlle Simone Weil,
3, rue Auguste-Comte, Paris (VIème)

 

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La beauté du diable

 


Lélius, du blog musical De braises et d’ombres, a consacré son dernier billet aux représentations du diable dans la musique, plus spécifiquement aux représentations du personnage de Faust, et plus spécifiquement encore à l’extraordinaire cantate de Faust dans L’Histoire du docteur Johann Faust d’Alfred Schnittke :

“Seid nüchtern und wachet”
“Sois sobre et veille : ton adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer.”

Première épître de Pierre, 5, 8

 

Je ne connaissais ni ce compositeur, ni cette oeuvre dont la beauté noire, sanglante et effrayante correspond exactement à ce que je cherchais pour illustrer mon propos, propos qu’illustre également le passage lu de La fin de Satan, de Victor Hugo (on en trouvera le texte en bas de ce billet).


Il y a du mal dans le monde.

Dans le passage lu de La fin de Satan, Victor Hugo fait du mal une invention du diable et de l’homme une victime de cette invention : éperdu d’amour pour Dieu mais rejeté par lui, Satan se venge en distillant le mal dans le monde, en pervertissant radicalement l’oeuvre divine :

Je prendrai le réel pour briser l’idéal,
Les pierres des édens pour bâtir les sodomes.
A travers les rameaux de la forêt des hommes
On verra mes yeux luire, et l’on dira : c’est lui.
Plus effaré du mal que du bien ébloui,
Le sage doutera de Dieu. Je mordrai l’âme.
J’enlaidirai l’amour dans le cœur de la femme.
Je mêlerai ma cendre à ces charbons éteints.
Et, mauvais, je rirai, rayant tous leurs instincts
Et toutes leurs vertus de l’ongle de mes ailes.

 

Quoi qu’en dise Hugo, il y a pourtant, au fond de nous, quelque chose qui vibre, et n’est pas fait seulement de dégoût, à l’idée du mal et de la méchanceté. Il y a, dans le mal et la douleur infligée, quelque chose qui, malgré nous peut-être mais de façon certaine, nous fascine, nous attire et parfois nous séduit.

Cette séduction est évidente dans nos comportements et nos plaisirs : quelle attirance perverse exercent sur nous les accidents et les exécutions, les films d’horreur, les jeux violents, les jeux du cirque, les crimes, les combats, les guerres, ces guerres que, depuis que l’homme est homme, nous traînons avec nous, avec leur cortège de massacres et de haines, et dont nous ne nous dégageons pas, notre amour des armes et notre adoration de la force, tout ce fatras sombre au cœur même de la douceur parfois, qu’Albert Cohen décrivait, avec gentillesse et injustice, sous le nom de babouinerie !

Il y a cette émotion que nous ressentons à l’écoute de la musique ténébreuse et emplie de méchanceté qui ouvre et ferme cet enregistrement, le frisson qui s’empare de nous à la lecture (ou à l’audition) du Moine, de Matthew Gregory Lewis, le plaisir de suivre les jeux cruels de Valmont dans les Liaisons dangereuses,  le goût du pouvoir et l’acharnement animal dont nous faisons preuve à l’égard de toute faiblesse.

Il y a, au sommet des arts et de la création,  cette fascination morbide pour les œuvres remplies de noirceur et de douleur, de Jérôme Bosch au Radeau de la Méduse, en passant par ces milliers de tableaux et de statues qui, dans les églises et les musées, dépeignent la Passion, la souffrance, le martyr. Instruction, sans doute, et avertissement, mais quelle complaisance dans description du mal ! Il y a l’Apocalypse et le millénarisme, et cette ronde folle où s’entremêlent confusément l’espérance et la crainte. Mise en garde, sans doute, et conseil, là aussi, mais quelle jubilation dans la peinture des tourments !

Non. Quoi qu’en dise Hugo, le mal ne nous est pas seulement imposé. Il ne nous submerge pas seulement par l’effet d’une ruse, Méphistophélès tentant Faust par l’orgueil et la beauté pour mieux s’emparer de son âme aux termes d’un marché de dupes. Non. Il y a une part de nous qui n’a nul besoin d’être trompée car elle aime le mal pour lui-même, le diable pour sa beauté intrinsèque. Pas pour ses fausses apparences mais pour ses cornes et son air gothique. Et nous entretenons avec lui, avec cette partie de lui qui est partie de nous, une relation intime. Et c’est ce mal fascinant, que nous sentons en nous, qui nous effraie et nous séduit, que nous avons appelé Satan, diable ou Lucifer. Et c’est de ce mal, qui est en nous et qui nous ronge, qu’à chaque instant, nous essayons de nous défaire, soit en le projetant vers les autres, soit en le dissolvant dans l’amour :

Simone Weil dit à ce propos :

“L’acte méchant est un transfert sur autrui de la dégradation qu’on porte en soi. C’est pourquoi on y incline comme vers une délivrance.”

 

L’amour vaut mieux.


Je suis le misérable à perpétuité.
Mais je me vengerai sur son humanité,
Sur l’homme qu’il créa, sur Adam et sur Eve,
Sur l’âme qui sourit, sur le jour qui se lève,
Sur toi, l’astre ! sur toi, l’aile ! sur toi, la fleur !
Sur la vierge, et la mère, et sur l’enfant ! Malheur !
Je défigurerai la face universelle.
Serpent, je secouerai dans l’ombre ma crécelle.
J’inventerai des dieux : Moloch, Vishnou, Baal.
Je prendrai le réel pour briser l’idéal,
Les pierres des édens pour bâtir les sodomes.
A travers les rameaux de la forêt des hommes
On verra mes yeux luire, et l’on dira : c’est lui.
Plus effaré du mal que du bien ébloui,
Le sage doutera de Dieu. Je mordrai l’âme.
J’enlaidirai l’amour dans le cœur de la femme.
Je mêlerai ma cendre à ces charbons éteints.
Et, mauvais, je rirai, rayant tous leurs instincts
Et toutes leurs vertus de l’ongle de mes ailes.
Je serai si hideux que toutes les prunelles
Auront je ne sais quoi de sombre ; et les méchants
Et les pervers croîtront comme l’herbe des champs,
Le fils, devant le juge aux lèvres indignées,
Apparaîtra, tenant dans ses mains des poignées
De cheveux blancs du père égorgé. Je dirai
Au pauvre : vole ; au riche : opprime. Je ferai
Jeter le nouveau-né par la mère aux latrines.
Tremble, ô Dieu ! J’ouvrirai de mes mains leurs poitrines,
J’arracherai, fumant, et je tordrai leur cœur,
Et j’en exprimerai tous les crimes, l’horreur,
La trahison, le meurtre, Achab, Tibère, Atrée,
Sur ta création rayonnante et sacrée !
Tu seras Providence et moi Fatalité.
J’ai fait mieux que la Haine ; ô vide ! ô cécité !
J’ai fait l’Envie. En vain ce Dieu bon multiplie
Ces colosses dont l’âme est de rayons remplie,
Le génie et l’amour et l’héroïsme ; moi
Par la négation je fais ronger la foi ;
Je suis Zoïle ; autour des Socrates j’excite
Anitus, et je mets sur Achille Thersite,
Et tout pleure, et j’égale, à force de venins,
A l’éclat des géants le gonflement des nains.
La matière a mon signe au front. Je la querelle.
J’effare l’eau sans fond sous des gouffres de grêle.
Je contrains l’océan, que Dieu tient sous sa loi,
Et la terre, à créer du chaos avec moi,
Je fais de la laideur énorme avec leur force,
Un monstre avec l’écume, un monstre avec l’écorce,
Sur terre Béhémoth, Léviathan sur mer.
Je complète partout le chaos par l’enfer,
La bête par l’idole, et les rats, les belettes,
La torpille, l’hyène acharnée aux squelettes,
La bave du crapaud, la dent du caïman,
Par le bonze, l’obi, le fakir et l’iman.
Dieu passe dans le cœur des hommes, j’y séjourne.
Sa roue avec un bruit sidéral roule et tourne,
Mais c’est mon grain lugubre et sanglant qu’elle moud ;
Jéhovah reculant sent aujourd’hui partout
Une création de Satan sous la sienne ;
Son feu ne peut briller sans que mon souffle vienne.
Il est le char ; je suis l’ornière. Nous croisons
Nos forces ; et j’emploie aux pestes, aux poisons,
Aux monstres, aux déserts, son pur soleil candide ;
C’est Dieu qui fait le front, moi qui creuse la ride ;
Il est dans le prophète et moi dans les devins.
Guerre et deuil ! je lui prends tous ses glaives divins,
Le glaive d’air, le vent, le glaive d’eau, la pluie,
L’épée éclair, stupeur de la terre éblouie,
Je m’en sers pour mon œuvre ; et la nature a peur.
A mon haleine une hydre éclôt dans la vapeur,
Et la goutte d’eau tombe en déluge agrandie ;
Avec le doux foyer qui chauffe, j’incendie ;
Je fais du miel le fiel, je fais l’écueil du port ;
Dieu bénit le meilleur, je sacre le plus fort ;
Dieu fait les radieux, je fais les sanguinaires.
Oui, pour broyer ses fils je prendrai ses tonnerres !
Oui, je me dresserai de toute ma hauteur !
Je veux dans ce qu’il fait tuer ce créateur,
Je veux le torturer dans son œuvre, et l’entendre
Râler dans la justice et la pudeur à vendre,
Dans les champs que la guerre accable de ses bonds,
Dans les peuples livrés aux princes ; dans les bons
Et dans les saints, dans l’âme humaine tout entière !
Je veux qu’il se débatte, esprit, sous la matière ;
Qu’il saigne dans le juste assassiné ; je veux
Qu’il se torde, couvert de prêtres monstrueux,
Qu’il pleure, bâillonné par les idolâtries ;
Je veux que des lys morts et des roses flétries,
Du cygne sous le bec des vautours frémissant,
Des beautés, des vertus, de toutes parts, son sang,
Son propre sang divin sur lui coule et l’inonde.
Voyez, regardez, Cieux ! L’échafaud, c’est le monde,
Je suis le bourreau sombre, et j’exécute Dieu.
Dieu mourra. Grâce à moi, les chars sous leur essieu,
Les rois sous leur pouvoir, les aigles sous leurs griffes,
Les dogmes ténébreux et noirs, sous leurs pontifes,
Tout ce qui sur la terre à cette heure est debout,
Même les innocents sous leurs pieds, ont partout
Quelque chose de Dieu que dans l’ombre ils écrasent.
Mes flamboiements rampant sous l’univers, l’embrasent.
Je suis le mal ; je suis la nuit ; je suis l’effroi.


PS 1 : L’illustration sonore qu’on entend au début et à la fin de cet enregistrement est la cantate de Faust, d’Alfred Schnittke, dans linterprétation d’Iva Bittova, avec le Choeur philarmonique de Prague et le Philarmonique Hradec Kralove dirigé par Peter Vrabel. La scène, introduite par la mise en garde de Pierre dans sa première épître, est le récit, par le diable, de la mort affreuse qu’il fait subir à Faust, dans les termes mêmes de la version allemande du manuscrit anonyme du XVIème siècle.

PS 2 : la photo a été prise en Ecosse, à Chanonry Point, près de Fortrose, au nord d’Inverness, un jour de grand vent où nous cherchions – en vain – des dauphins. Le vent était terrible et les gris tombés du ciel se mêlant au métal de la mer étaient magnifiques.

extase

Extase


 

“Ce n’est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, bien que le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup”,

 

écrit Thérèse, lorsqu’elle raconte ses expériences de transverbération, ces étranges extases mystiques au cours desquelles elle a le sentiment d’être traversée et transpercée par un dard que tient un ange – plus exactement, explique-t-elle, un chérubin, haut placé dans la hiérarchie des anges.

De nombreux artistes se sont inspirés de cet épisode, qui fut au cœur du procès en canonisation de la future Sainte Thérèse d’Avila. L’oeuvre la plus célèbre est toutefois la statue, intitulée L’extase de Sainte-Thérèse, sculptée par Le Bernin et qui se trouve dans la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria, à Rome. Cette statue, qui est le sujet du dernier livre de Pascal Ory, montre Thérèse, le visage renversé et les lèvres entrouvertes, tombant en pâmoison.

« La Transverbération de Sainte Thérèse », Santa Maria della Vittoria, Rome (auteur de la photo inconnu).

Le texte et la statue ont évidemment fait couler beaucoup d’encre, suscité maintes railleries, depuis Charles de Brosses et son célèbre : “Si c’est ici l’amour divin, je le connais“, jusqu’à Jacques Lacan qui assénait, dans son séminaire : “Elle jouit, ça ne fait pas de doute“, ajoutant néanmoins, qui est plus intéressant : “Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage le plus intéressant de la mystique, c’est justement de dire ça : qu’ils l’éprouvent mais qu’ils n’en savent rien.“.

Ce qui frappe, dans les propos vaguement égrillards, grivois, et d’abord moqueurs, des hommes qui parlent de cette expérience, ce sont deux choses : la première est qu’ils semblent ne pas avoir lu vraiment le texte, et notamment ce passage, que j’ai placé en tête de ce papier, où Thérèse dit clairement et sans aucune ambiguïté, que ce qu’elle a ressenti est physique : “le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup.” Elle n’est pas une oie blanche à qui l’on ferait prendre des vessies pour des lanternes et un orgasme pour une expérience purement spirituelle ou mystique ; ce fut une expérience physique, elle le sait et le dit. La seconde, c’est ce réflexe masculin qui conduit à penser que tout dard est le faux-nez d’un sexe, toute flèche l’euphémisme d’un pénis, et tout enfoncement le succédané, forcément décevant, d’une pénétration sans laquelle aucun plaisir féminin ne serait imaginable. Et de tout cela, la conclusion est tirée que Thérèse ne connut finalement autre chose, dans son imaginaire frustré, que les émois érotiques d’une jeune adolescente.

Mais qu’est-ce qu’a connu Thérèse, en vérité ? Et de quoi parle-t-elle ? Quelle est cette expérience à la fois spirituelle et physique, spirituelle et physique, j’y insiste, qu’elle décrit, et dont elle savait pourtant bien, quand elle la détaillait – à son confesseur d’abord, à ses lecteurs ensuite – qu’elle serait motif d’interrogations et de plaisanteries ? A sa mort, on pratiqua une autopsie (on cherchait alors l’âme sous les scalpels) et le chirurgien trouva une déchirure : “elle est longue, étroite et profonde, et pénètre la substance même de l’organe, ainsi que les ventricules. La forme de cette ouverture laisse deviner qu’elle a été faite avec un art consommé, par un instrument long, dur et très aigu; et c’est seulement à l’intérieur de cette ouverture que l’on peut reconnaître des indices de l’action du feu ou d’un commencement de combustion…” : la brûlure de l’amour divin.

Il n’est pas certain que ce témoignage soit très sûr ; aussi bien vaut-il d’abord pour l’insistance sur le caractère corporel de l’expérience : on n’est pas ici dans le monde des purs esprits, ou dans le refus augustinien de la vie et du plaisir mais dans celui de la chair et de l’embrasement des corps, des étreintes et du souffle perdu. Ce n’est pas un amour abstrait (de ces amours abstraits qui sont “presque toujours de l’égoïsme”, comme le dit Aglaé dans l’Idiot) mais un amour total, où tout l’être s’engage, corps et âme.

Pascal Ory voit dans l’oeuvre du Bernin le symbole d’une Contre-Réforme qui, à la pruderie triste et désincarnée du Protestantisme naissant, oppose le plaisir, la chair et sa représentation. Et rien de moins désincarné, en effet, rien de moins grenouille de bénitier que cette Thérèse pleine de vie et d’énergie, qui passe son temps à remonter ses manches, à défier les autorités, à bâtir et rebâtir, et qui, s’étant éloignée des plaisirs et des désirs, qu’elle a connus en sa belle jeunesse, au lieu de les rejeter comme le “Berbère enflammé” (dixit Pascal Ory), les retrouve pleinement dans la voie mystique, les accepte et les magnifie, sans pudeur déplacée, les chante, comme dans un cantique des cantiques.

 


On pourra lire la belle critique que le livre de Pascal Ory : Jouir comme une sainte et autres voluptés, inspire à Aline Angoustures sur son blog Le sens des mots.

On pourra également lire qu’en dit ‘vy dans son blog Carnets de ‘vy.

Il faudrait certainement lire Faire l’amour avec Dieu, de Catherine Clément.

On écoutera Sainte-Thérèse d’Avila jouit-elle ?, un entretien avec Catherine Clément, qui se tient devant la statue du Bernin, à Rome, diffusé par France Culture.

On pourra écouter (si on a la patience de laisser passer le générique un peu bruyant qui le précède) l’entretien relatif à son livre que Pascal Ory a accordé à France Culture.

On pourra lire aussi, à propos de la blessure faite au coeur de Thérèse (et plus largement de son rapport au corps : Michel Bousseyroux, “Recherches sur la jouissance autre”, dans l’En-je lacanien.


Oui : les dents du dessus légèrement écartées. Du moins on le dirait.


Et maintenant, le texte que je lis, trouvé sur le site du Carmel en France, dans une traduction qui diffère légèrement de celle que j’ai utilisée dans ma lecture. Le passage sur la transverbération proprement dite commence au troisième alinéa avant la fin  (à 3 minutes et 6 secondes dans mon enregistrement).


“Nul langage ne saurait représenter ni exprimer la manière dont Dieu fait de telles blessures, ni cet excès de douleur qui transporte l’âme blessée ; mais cette peine est si délicieuse qu’il n’y a point de plaisir dans la vie qui la dépasse. Je le répète, l’âme voudrait se sentir toujours mourante d’un tel mal.

Cette peine unie à cette gloire me jetait crans un profond étonnement, et je ne pouvais comprendre comment cela pouvait être. Quel spectacle qu’une âme ainsi blessée ! Elle comprend combien est excellente la source de cette blessure, et elle voit clairement qu’un tel amour ne lui vient pas de ses efforts. C’est, lui semble-t-il, de l’amour excessif que le Seigneur lui porte, qu’est tombée l’étincelle qui l’embrase tout entière. Oh ! combien de fois, livrée à ce suave tourment, me suis-je souvenue de ces paroles de David : « Comme le cerf soupire après une source d’eau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu » ! (Psaume 42) Elles étaient, ce me semble, l’expression fidèle de ce que je sentais.

Lorsque l’impétuosité de ces transports n’est pas si grande, il semble que la douleur de cette blessure diminue un peu par l’usage de quelques pénitences : du moins l’âme, qui ne sait que faire à son mal, y cherche-t-elle par cette voie un allégement. Mais elle ne les sent pas, et faire couler le sang de ses membres lui est aussi indifférent que si son corps était privé de la vie. En vain elle se fatigue à inventer de nouveaux moyens de souffrir quelque chose pour son Dieu : la première douleur est si grande qu’il n’y a point, selon moi, de tourment corporel qui puisse lui en enlever le sentiment ; car le remède n’est point là, et il serait trop bas pour un mal si relevé. Une seule chose adoucit tant soit peu la souffrance de l’âme, c’est d’en demander à Dieu le remède ; mais elle n’en voit point d’autre que la mort, parce qu’elle seule peut la faire entrer dans la pleine jouissance de son souverain bien. D’autres fois, la douleur se fait sentir à un tel excès, qu’on n’est plus capable ni de cette prière, ni de quoi que ce soit. Le corps en perd tout mouvement ; on ne peut remuer ni les pieds, ni les mains. Si l’on est debout, les genoux fléchissent, on tombe sur soi-même, et l’on peut à peine respirer. On laisse seulement échapper quelques soupirs, très faibles, parce que toute force extérieure manque, mais très vifs par l’intensité de la douleur.

Tandis que j’étais dans cet état, voici une vision dont le Seigneur daigna me favoriser à diverses reprises. J’apercevais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. Il est extrêmement rare que je les voie ainsi. Quoique j’aie très souvent le bonheur de jouir de la présence des anges, je ne les vois que par une vision intellectuelle, semblable à celle dont j’ai parlé précédemment (cf. chap.27). Dans celle-ci, le Seigneur voulut que l’ange se montrât sous cette forme : il n’était point grand, mais petit et très beau ; à son visage enflammé, on reconnaissait un de ces esprits d’une très haute hiérarchie, qui semblent n’être que flamme et amour. Il était apparemment de ceux qu’on nomme chérubins ; car ils ne me disent pas leurs noms. Mais je vois bien que dans le ciel il y a une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à d’autres, que je ne saurais le dire. Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d’or, et dont la pointe en fer avait à l’extrémité un peu de feu. De temps en temps il le plongeait, me semblait-il, au travers de mon cœur, et l’enfonçait jusqu’aux entrailles ; en le retirant, il paraissait me les emporter avec ce dard, et me laissait tout, embrasée d’amour de Dieu.

La douleur de cette blessure était si vive, qu’elle m’arrachait ces gémissements dont je parlais tout à l’heure : mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle, mais toute spirituelle, quoique le corps ne laisse pas d’y participer un peu, et même à un haut degré. Il existe alors entre l’âme et Dieu un commerce d’amour ineffablement suave. Je supplie ce Dieu de bonté de le faire goûter à quiconque refuserait de croire à la vérité de mes paroles. Les jours où je me trouvais dans cet état, j’étais comme hors de moi ; j’aurais voulu ne rien voir, ne point parler, mais m’absorber délicieusement dans ma peine, que je considérais comme une gloire bien supérieure à toutes les gloires créées [8].

Telle était la faveur que le divin Maître m’accordait de temps en temps, lorsqu’il lui plut de m’envoyer ces grands ravissements, contre lesquels, même en présence d’autres personnes, toutes mes résistances étaient vaines.”

nastassia3

“Dans l’intime de son âme, elle se croit coupable”


La sombre Nastassia Philipovna est un des deux principaux personnages féminins de L’idiot, de Dostoïevski, l’autre étant la lumineuse Aglaé Ivanovna.

Nastassia Philipovna est une très belle jeune femme. Mais cette créature est détruite par le remords et la culpabilité. Elle n’a pourtant rien fait. Mais, quoique n’ayant rien commis, elle se sent coupable de ce qu’elle a subi : à son adolescence, son tuteur a fait d’elle sa maîtresse et elle traîne depuis lors cette faute, et en reste brisée, fuyant l’amour et le bonheur dont elle ne se croit pas digne, faisant tout échouer de ce qui pourrait la libérer.

Dans le passage lu, le Prince Mychkine décrit Nastassia à Aglaé, lui disant ce qu’il a deviné, compris, appris de cette autre femme, de cette Aglaé des ténèbres qui, se croyant coupable de ce qu’on lui a fait, quand bien même elle clamerait le contraire, ne parvient pas à ne pas se punir, ne parvient pas à éclore, reste du côté de la nuit.

Bien des personnes sont ainsi, qui se consument des crimes et des fautes dont elles ont été les victimes, des crimes que d’autres ont commis, et parfois même des crimes que d’autres ont commis contre d’autres qu’eux-mêmes. Ils portent sur leurs épaules cette responsabilité qui les écrase, en leur cœur ce remords qui les ronge, qu’ils ne peuvent chasser et que parfois même ils ne reconnaissent pas eux-mêmes. Ils avancent sans savoir les chaînes qui les retiennent, papillons de nuit qu’éblouit la lumière et qui se cognent et se recognent aux murs aveugles de la vie. Ils vont sans savoir, et la terreur qui les oppresse ne se devine qu’à cette incapacité qu’ils ont de vivre le bonheur.

Ainsi, Nastassia Philipovna, qui prend sur elle la faute de Totzky et fuit l’amour de ceux qui l’aiment ; ainsi, Antigone, que ronge et finit par tuer le crime de son père Oedipe et de Jocaste (crime dont eux-mêmes étaient inconscients) ; ainsi, d’autres que je connais (et sans doute moi-même) qui fuient et se défilent, éternellement fuient et se défilent, se punissant toujours d’on-ne-sait-pas trop quoi et toujours se refusant à vivre.


Et maintenant, le texte :

“Il n’y a rien ici que vous ne puissiez entendre. Pourquoi voulais-je précisément vous raconter tout cela, et le raconter à vous seule ? — je n’en sais rien ; c’est peut-être parce qu’en effet je vous aimais beaucoup. Cette malheureuse femme a l’intime conviction qu’elle est la créature la plus déchue, la plus vicieuse qui soit au monde. Oh ! ne la vilipendez pas, ne lui jetez pas la pierre. Elle n’est déjà que trop tourmentée par la conscience de son déshonneur immérité ! Et de quoi est-elle coupable, ô mon Dieu ! Oh ! sans cesse elle crie furieusement qu’elle n’a aucune faute à se reprocher, qu’elle est la victime des hommes, la victime d’un débauché et d’un scélérat ; mais, quoi qu’elle en dise, sachez que ses paroles ne sont nullement l’expression de sa pensée, et qu’au contraire, dans l’intime de son âme, elle se croit coupable. Quand j’essayais de dissiper ces ténèbres, cela la mettait dans un tel état que mon cœur ne se cicatrisera jamais, aussi longtemps que je garderai le souvenir de ces affreux moments. Depuis lors j’ai, pour ainsi dire, le cœur percé de part en part. Elle s’est sauvée de chez moi, savez-vous pourquoi ? Précisément à seule fin de me prouver qu’elle était une misérable. Mais le plus épouvantable c’est qu’elle-même, peut-être, ne savait pas que tel était son seul but, et qu’elle s’enfuyait mue par le désir de faire une action honteuse pour pouvoir se dire ensuite à elle-même : « Voilà que tu t’es encore déshonorée, tu es par conséquent une infâme créature ! » Oh ! vous ne comprendrez peut-être pas cela, Aglaé ! Savez-vous que dans cette conscience de son déshonneur qui la torture sans relâche, il y a peut-être pour elle une jouissance affreuse, antinaturelle, quelque chose comme la satisfaction d’une rancune implacable. Parfois j’arrivais à lui rendre pour un instant la vue vraie des choses ; mais aussitôt après elle s’exaltait de nouveau et en venait à m’accabler des reproches les plus amers, prétendant que je voulais l’écraser de ma supériorité (ce à quoi je ne songeais pas du tout) ; finalement, quand je lui proposai le mariage, elle me déclara qu’elle ne demandait à personne une compassion hautaine, et qu’elle n’avait pas besoin que quelqu’un l’élevât jusqu’à lui. Vous l’avez vue hier ; pouvez-vous penser qu’elle soit heureuse au milieu de cette société, qu’elle se trouve là dans son élément ? Vous ne savez pas combien elle est développée et ce qu’elle peut comprendre ! Elle m’a même étonné parfois !”


On lira aussi, dans le blog Un idiot attentif, l’article “La beauté sauvera le monde”.


23 janvier : Pourquoi, me demandais-je ce matin, ai-je dessiné Nastassia nue ? Elle est très jolie ainsi, très mignonne, et c’est ainsi que je l’imagine (et parfois m’en souviens). Mais est-ce une raison ?

Peut-être l’habillerai-je, un jour prochain, lorsque de son corps aussi (non plus ?), elle n’aura plus peur.

paxos

Le grand Pan est mort

C’est une île au sud de Corfou : Paxos. Une île toute petite où j’ai passé de longs et délicieux étés au milieu des oliviers, des chèvres et des moutons. Lawrence Durrell, qui connaît bien les lieux, en parle dans son livre sur les îles grecques, et il rappelle à ce propos l’étrange histoire, qui fut d’abord relatée par Plutarque, de l’annonce de la mort du dieu Pan.

Car c’est là, sur cette île presque oubliée des hommes, que cet événement capital, comme le dit Durrell, eut bizarrement lieu :

“Quant à la mort des êtres de cette sorte, voici ce que j’ai entendu dire à un homme qui n’était ni un sot ni un hâbleur. Le rhéteur Emilien, dont certains d’entre vous ont suivi les leçons, avait pour père Epitherses, mon compatriote et mon professeur de lettres. Il me raconta qu’un jour, se rendant en Italie par mer, il s’était embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l’île de Paxos, appelait en criant Thamous. On s’étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s’entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l’appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodes, annonce que le grand Pan est mort. »

« En entendant cela, continuait Epitherses, tous furent glacés d’effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s’il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si le calme régnait à l’endroit indiqué, il répéterait ce qu’il avait entendu. Or, lorsqu’on arriva à la hauteur de Palodes, il n’y avait pas un souffle d’air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : « Le grand Pan est mort. » A peine avait-il fini qu’un grand sanglot s’éleva, poussé non par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise. »

« Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le bruit s’en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s’informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d’Hermès et de Pénélope. »

Quel étrange récit que celui de Plutarque ! Pourquoi Pan meurt-il ? Pourquoi sa mort doit-elle être annoncée ? Pourquoi l’annonce en est-elle faite à Thamous, un marin égyptien ? Et pourquoi cette annonce, faite à proximité de Paxos, doit-elle être rapportée à Palodes, quelques dizaines de kilomètres plus au nord, sur la côte aujourd’hui albanaise ? Tant de détails, dont chacun paraît absurde et donc la conjonction donne pourtant de la crédibilité au récit. Et voici Tibère qui entre en scène et qui, tout empereur qu’il soit, ajoute foi à cette histoire et interroge Thamous à son propos.

L’aventure a fait couler beaucoup d’encre. Parce qu’elle est survenue sous le règne de Tibère, certains considèrent que l’intérêt de l’empereur aurait été éveillé par les concordances existant entre l’annonce faite à Thamous et les récits de mort et de résurrection d’un dieu vivant qui, au même instant, se propageaient en Palestine. De nombreux historiographes ont quant à eux prétendu que l’annonce de la mort du grand Pan aurait été celle de la mort prochaine du paganisme, vaincu par la religion nouvelle qui, à l’est de la Méditerranée, prenait alors naissance.

Je ne sais rien de tout cela. Mais ce qui paraît mourir avec Pan, et qui est annoncé aux hommes dans la nuit épiriote, c’est la relation simple, confiante, embrassée, de l’homme à la nature. Comme une deuxième chute hors du jardin d’Eden. Quelque chose se casse, qui avait jusqu’ici tenu et qui se brise tandis que le centre du monde (le monde occcidental comme me le fait justement remarquer Frog) bascule de la Grèce à Rome, des chemins sylvestres aux grandes voies tirées au cordeau. C’est quelque chose comme la victoire de l’esprit de géométrie sur l’esprit de finesse et simultanément comme la victoire de l’homme déifié sur une nature chosifiée. C’est la mort du paganisme et la victoire de Rome, une combinaison inédite et terrible fondée sur le pouvoir et l’abstraction.


De Lawrence Durrell, on peut actuellement écouter, sur France Culture, Le Quatuor d’Alexandrie, en vingt épisodes, joué notamment par Anne Alvaro (Leila) et Valérie Lang (Justine).

Sur la mort du grand Pan, on pourra lire un article de Philippe Borgeaud dans la Revue de l’histoire des religions : “La mort du grand Pan. Problèmes d’interprétation”

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L’ange Amour


Dans La légende des anges, Michel Serres raconte ces créatures porteuses d’échanges et de nouvelles, de souffle, de lumière et de feu : le verbe, le mot, la marchandise, le sourire et le pont, l’avion et l’automobile, le vent, le journal et Internet, le téléphone et la poignée de mains, le baiser,  la caresse et la douceur, le cadeau et la prière, la fragilité, le remerciement et la bénédiction, la musique et la danse, et la miséricorde et la grâce et l’élan : les anges.

Les anges, qui aident et qui relient, qui unissent et réunissent, sont, en tant que créatures, mortes à la naissance du christianisme, celui-ci abolissant, dans la personne du Christ, le fossé qui jusqu’ici séparait les hommes des dieux :

Sonne la fin du règne des Anges, à la naissance du Messie,  qui divinise la chair et incarne l’amour : l’immanence comprend tout, en son immobile balance.

Ni Ange, ni bête : tout simplement chair.

Mais la chair n’est pas que chair. Elle touche, comme l’homme dont elle est le matériau et l’essence, à la terre et au ciel. Elle est messager, porte sur l’au-delà, angélique. Elle transporte, et ouvre à l’amour car c’est en elle que l’amour s’incarne. Et c’est l’amour qui, dans ce monde, donne sens à tout.

Tel est l’objet du passage que je lis, beau et mystérieux comme un poème, que je reprends directement du livre, en sa presque toute fin :

Timide comme tout le monde, je finis pourtant par te dire … ma prédilection.

Oui, j’ai voyagé immensément, tant j’aime le monde, beau souvent, vécu en cent lieux et circonstances, pendant des guerres fréquentes et la rarissime paix, connu la faim et la pauvreté, je ne me souviens pas de n’avoir pas travaillé…

… mais, au bilan, les rares moments vraiment précieux de la vie brève, dont je suppose que quiconque rachèterait, comme moi, le retour, au prix de ce qui lui reste à vivre, se passent en amour,  instants séraphiques où la chair dit sa divinité ;

toujours renaissant et producteur du temps, l’amour seul, Ange-enfant, ne s’use pas avec la durée, que nous vivions en lui ou qu’il vive en nous ; jadis, je pensais dans sa jeunesse, elle se meut en moi, désormais ;

il n’y a de verdeur que de lui, d’adulte fort et constructif que pour lui, de vieillesse et de sagesse qu’envers lui, de bonté, de créativité, les seules vertus qui vaillent, que par lui, avec lui et en lui ;

le corps ne naît, ne commence, ne se forme que de lui, la colonne vertébrale ne se dresse que pour lui, les os humiliés ne soulèvent avec allégresse  que lui, le sang ne circule, les jambes ne courent, les bras ne se lèvent, les muscles ne bandent, les nerfs ne se tendent, les articulations ne se déplient que vers lui, les cellules ne se multiplient ou ne s’associent, arrêtées, que selon sa loi ; le cœur ne bat qu’à l’amour, le cerveau ne fonctionne en notes hautes que par amour, les cheveux ne s’ébouriffent, ne tombent ou ne blanchissent que par la raison ou le malheur d’amour, le palais ne s’ouvre, la langue ne bouge, le gosier ne s’étrangle qu’en présence de l’amour, la sueur et les pleurs ne coulent que la peau et les yeux pleins d’amour ; les cris ne se délivrent du fond de la poitrine qu’avec lui ; les sanglots ne viennent, avec le désespoir et l’attente sans récompense, que hors l’amour, la musique ne descend du ciel que parmi l’amour, et la supplication avant lui et la reconnaissante liesse agenouillée après lui, le sexe n’est rien sans lui, une vague vie de carton et d’ombre s’écoule, entre et sans les actes d’amour, dans l’espérance de nouveaux et le souvenir oublieux des passés, la mémoire et l’amnésie ne commencent que depuis l’amour, les imaginations ne s’envolent qu’au-dessus ou au-dessous de lui, les péchés ne se commettent qu’envers ou contre lui, l’extase ne s’atteint que pendant l’amour – il n’y a rien dans la connaissance qui n’ait d’abord jailli de lui et passé par elle, il n’existe de tristesse que sauf ou excepté l’amour ; nos temps, nos espaces, nos pensées, nos sentiments, nos actes se posent par rapport à lui seulement ; il n’y a de vie que selon ou suivant l’amour, nous ne touchons aux autres et, peut-être à nous-mêmes qu’au plus près de lui ; et nous ne saurons jamais si, en mourant, l’amour cesse ou, alors, commence vraiment…

– … en a-mourant?, dit-elle en riant .

– Nulle pensée ne vaut sans amour ; sans lui nous ne trouvons rien à dire.

Fondation, il soutient et supporte ; feu, énergie, meut, émeut, change et transforme ; messager, message entendu et compris, vole, ravit. L’amour somme toute la philosophie.

Timide comme tout le monde, je finis par dire, Pia, que je t’aime.


L’amour somme toute la philosophie et nulle pensée ne vaut sans amour“… J’y pensais hier, tandis que suivais, dans la nuit, des pieds ailés, pensant à ces voix féminines écoutées quelques instants plus tôt et dont la grâce et la sensualité m’avaient ému. Je m’en étais ouvert à celle dont suivais le pas rapide, lui expliquant qu’il y avait, dans la sensualité de ces voix, comme dans la beauté des visages et la grâce des sourires, une ruse divine, un attrait vers l’au-delà du corps dont les anges avaient été l’image.

Je ne conçois quant à moi les anges que comme des femmes. Et l’ange Amour que comme une femme dont les ailes forment un cœur. C’est ce que j’ai voulu ici dessiner. Un ange féminin marchant dans la nuit étoilée.