terre

Maison commune

 


La lettre encyclique Loué sois-tu (Laudato si) tire son nom de l’action de grâce tant de fois répétée dans le Cantique de frère Soleil, de François d’Assise. C’est un long texte consacré à la crise écologique et sociale dans laquelle nous nous enfonçons et à la nécessité de travailler à ce que le sous-titre appelle la “sauvegarde de la maison commune”.

Le passage que je lis – mais l’idée se retrouve en de nombreux endroits et elle est au fondement de l’encyclique – est qu’on ne peut pas plus séparer la crise écologique de la crise sociale qu’on ne peut séparer le sort de la nature de celui de l’homme parce que tous formons une fratrie.

Il y a une crise sociale, une crise du développement, une crise de l’inégalité entre les hommes, à l’échelle locale comme à l’échelle planétaire. Et l’urgence écologique ne saurait nous absoudre de notre complaisance vis-à-vis des problèmes sociaux :

“Il est vrai que nous devons nous préoccuper que d’autres êtres vivants ne soient pas traités de manière irresponsable. Mais les énormes inégalités qui existent entre nous devraient nous exaspérer particulièrement, parce que nous continuons à tolérer que les uns se considèrent plus dignes que les autres. Nous ne nous rendons plus compte que certains croupissent dans une misère dégradante, sans réelle possibilité d’en sortir, alors que d’autres ne savent même pas quoi faire de ce qu’ils possèdent, font étalage avec vanité d’une soi-disant supériorité, et laissent derrière eux un niveau de gaspillage qu’il serait impossible de généraliser sans anéantir la planète. Nous continuons à admettre en pratique que les uns se sentent plus humains que les autres, comme s’ils étaient nés avec de plus grands droits.”

Il ne peut être fait fi du sort des hommes, du sort de chacun des hommes au prétexte que c’est la collectivité des hommes qui est responsable de la salissure du monde :

“Le sentiment d’union intime avec les autres êtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le cœur de la tendresse, de la compassion et de la préoccupation pour les autres êtres humains. L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît. Ceci met en péril le sens de la lutte pour l’environnement. Ce n’est pas un hasard si dans l’hymne à la création où saint François loue Dieu pour ses créatures, il ajoute ceci : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi ». Tout est lié. Il faut donc une préoccupation pour l’environnement unie à un amour sincère envers les êtres humains, et à un engagement constant pour les problèmes de la société.”

Inversement, imaginer que l’homme pourrait s’en tirer seul, croire que c’est entre le reste de la création et lui que se dresse la seule véritable barrière à défendre, c’est se leurrer. Car la dignité de l’homme est atteinte dans toute cruauté, quelle qu’en soit la victime :

“L’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains. Le cœur est unique, et la même misère qui nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation avec les autres personnes. Toute cruauté sur une quelconque créature « est contraire à la dignité humaine.”.

Tout est lié. Et pas seulement de manière extérieure, par un effort de la raison ou même un sentiment d’altruisme mais par une conscience plus intime, plus intuitive des choses. Ce qui nous lie, ce qui nous fait tutoyer le monde, c’est la conscience d’une appartenance commune, la conscience d’une fraternité, ce que Romain Rolland appelait le sentiment océanique et que le pape explique par la croyance ancrée en nous d’être les enfants de la même création, du même créateur :

“Créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble. Je veux rappeler que « Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation »”.


 

En introduction musicale, Greensleeves, dans l’interprétation de Luca Pianca.


Et maintenant, le texte lu : V du deuxième chapitre de la Lettre encyclique Laudato Si (Sur la sauvegarde de la maison commune)

V. UNE COMMUNION UNIVERSELLE

89. Les créatures de ce monde ne peuvent pas être considérées comme un bien sans propriétaire : « Tout est à toi, Maître, ami de la vie » (Sg 11, 26). D’où la conviction que, créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble. Je veux rappeler que « Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation ».[67]

90. Cela ne signifie pas que tous les êtres vivants sont égaux ni ne retire à l’être humain sa valeur particulière, qui entraîne en même temps une terrible responsabilité. Cela ne suppose pas non plus une divinisation de la terre qui nous priverait de l’appel à collaborer avec elle et à protéger sa fragilité. Ces conceptions finiraient par créer de nouveaux déséquilibres pour échapper à la réalité qui nous interpelle.[68] Parfois on observe une obsession pour nier toute prééminence à la personne humaine, et il se mène une lutte en faveur d’autres espèces que nous n’engageons pas pour défendre l’égale dignité entre les êtres humains. Il est vrai que nous devons nous préoccuper que d’autres êtres vivants ne soient pas traités de manière irresponsable. Mais les énormes inégalités qui existent entre nous devraient nous exaspérer particulièrement, parce que nous continuons à tolérer que les uns se considèrent plus dignes que les autres. Nous ne nous rendons plus compte que certains croupissent dans une misère dégradante, sans réelle possibilité d’en sortir, alors que d’autres ne savent même pas quoi faire de ce qu’ils possèdent, font étalage avec vanité d’une soi-disant supériorité, et laissent derrière eux un niveau de gaspillage qu’il serait impossible de généraliser sans anéantir la planète. Nous continuons à admettre en pratique que les uns se sentent plus humains que les autres, comme s’ils étaient nés avec de plus grands droits.

91. Le sentiment d’union intime avec les autres êtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le cœur de la tendresse, de la compassion et de la préoccupation pour les autres êtres humains. L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît. Ceci met en péril le sens de la lutte pour l’environnement. Ce n’est pas un hasard si dans l’hymne à la création où saint François loue Dieu pour ses créatures, il ajoute ceci : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi ». Tout est lié. Il faut donc une préoccupation pour l’environnement unie à un amour sincère envers les êtres humains, et à un engagement constant pour les problèmes de la société.

92. D’autre part, quand le cœur est authentiquement ouvert à une communion universelle, rien ni personne n’est exclu de cette fraternité. Par conséquent, il est vrai aussi que l’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains. Le cœur est unique, et la même misère qui nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation avec les autres personnes. Toute cruauté sur une quelconque créature « est contraire à la dignité humaine».[69] Nous ne pouvons pas considérer que nous aimons beaucoup si nous excluons de nos intérêts une partie de la réalité : « Paix, justice et sauvegarde de la création sont trois thèmes absolument liés, qui ne pourront pas être mis à part pour être traités séparément sous peine de tomber de nouveau dans le réductionnisme ».[70] Tout est lié, et, comme êtres humains, nous sommes tous unis comme des frères et des sœurs dans un merveilleux pèlerinage, entrelacés par l’amour que Dieu porte à chacune de ses créatures et qui nous unit aussi, avec une tendre affection, à frère soleil, à sœur lune, à sœur rivière et à mère terre.

volutes

“Telle est la prééminence des œuvres humaines”


Rabbi Mendel disait :

“Pourquoi Dieu commande-t-il le sacrifice aux humains et ne l’attend-il pas des Anges ? L’holocauste des Anges aurait plus grande pureté que jamais celui des hommes. Seulement, ce que réclame Dieu, ce n’est pas l’acte en soi, mais la préparation intérieure pour l’offrande. Les Anges, eux, ne pourraient accomplir que l’acte proprement dit du sacrifice dans leur sainteté : ils ne pourraient pas s’y préparer intérieurement. Tandis que l’homme est pris dans l’énorme enchevêtrement d’obstacles dont il lui faut se libérer : cette préparation, c’est son affaire. Et telle est la prééminence des œuvres humaines.”

Pour s’élever vers le ciel, la fumée se fraie un chemin dans l’air froid, et la lutte incessante du chaud et du froid crée les volutes, ces tourbillons aériens qui dessinent une danse gracieuse où les airs chaud et froid, collés l’un contre l’autre et qui d’abord ne se mêlent pas, tournent et virevoltent, faisant alterner montées et descentes, mouvements centrifuges et mouvements centripètes, dans un lent et silencieux ballet qui en dépit de tout s’élève, le mouvement ascendant l’emportant néanmoins sur l’autre, avant que la fumée progressivement ne s’évanouisse dans l’air qu’elle aura tout entier échauffé, tout entier comme ensemencé.

La musique aussi sait rendre cela, bien mieux que ne le savent les mots. “In the garden”, deuxième mouvement du Mrs Dalloway, de Max Richter, qu’on entend en courte introduction et en longue conclusion de mon propos, traduit aussi cette élévation semblable à une danse érotique où de nouvelles harmoniques viennent s’ajouter aux premières, les enrichissant progressivement, les élevant vers la lumière dans une montée irrégulière dont l’aboutissement orgasmique est aussi la dissolution.

“l’homme est pris dans l’énorme enchevêtrement d’obstacles dont il lui faut se libérer : cette préparation, c’est son affaire. Et telle est la prééminence des œuvres humaines.”

De ce combat avec lui-même, qui fait la grandeur de l’homme, les anges ne connaissent rien. Double combat, d’ailleurs, où il ne s’agit ni d’oublier le ciel, ni d’oublier la terre, mais de réunir les deux, comme dans ce proverbe iranien dont me parlait Mojgan ce matin, tandis que nous courions, qui célèbre l’arbre dont les feuilles et les branches peuvent d’autant plus s’agiter dans le vent et la liberté que ses racines sont bien ancrées dans la terre dont il est le fils. Tenir les deux bouts, tête dans les étoiles et pieds ancrés au sol, dans la pleine acceptation de cette si étrange humaine condition.

L’amour aussi nous fait comprendre cela, l’amour plus que tout sans doute, qui nous fait aimer les êtres qu’on aime de façon si pure, si désintéressée et pourtant aussi, pour celle ou celui vers laquelle nous porte autre chose qu’Agapé, de façon si profondément charnelle et incarnée ! Oh ! K. ! Porte des étoiles dont le toucher me fait frémir !

S’élever sans quitter le sol, tenir les pieds sur terre en gardant la tête haute, comme ces Femmes puissantes contées par Marie NDiaye, qui puisent leur force et leur grandeur dans la double conscience de leur faiblesse et de leur dignité, dans l’acceptation de leur humanité.

Paysage fractal, plein de méandres et de circonvolutions au sein desquelles notre vie se déroule et qui nous constitue.


Pourquoi ai-je daté mon dessin de volutes du 27 novembre et non du 27 mai ? Je ne le sais.

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Le veau d’or


Dans ses Récits hassidiques, Martin Buber raconte l’anecdote suivante, qui met en scène le rabbin de Kotzk :

Un jour que les disciples du Rabbi de Kotzk discutaient entre eux du passage de la Torah : “Prenez garde d’oublier l’Alliance que le Seigneur votre Dieu a conclue avec vous, en vous façonnant une image taillée à l’image de tout ce que le Seigneur ton Dieu t’a ordonné“, se demandant pourquoi le texte ne portait pas, comme le sens semblait le vouloir : “Ce que le Seigneur ton Dieu t’a défendu“, le Rabbi intervint, les ayant entendus, et leur dit : “D’aucune des choses que le Seigneur notre Dieu nous a ordonnées, nous ne devons nous faire d’idole : voilà de quoi la Torah nous prévient.

 

Il ne faut donc pas adorer d’idole, il ne faut pas en faire, même pas des commandements ou de la parole de Dieu. Mais pourquoi ?

On trouve une explication dans une autre citation prêtée au même rabbin de Kotzk et qui est reprise par l’encyclique Lumen Fidei. Il y a idolâtrie, dit le rabbin, « quand un visage se tourne respectueusement vers un visage qui n’est pas un visage ». Je ne suis pas arrivé à trouver la source exacte de la citation mais l’encyclique livre une explication que je comprends ainsi : les idoles sont des statues, figées dans une attitude particulière, ayant tout perdu (n’ayant jamais rien su, plutôt) de la fluidité de la vie. Leur sens est donc donné d’emblée, livré dans sa totalité à qui les voit. Or ce sens n’est en rien un appel à autre chose, une voie vers l’altérité puisqu’il est simplement et strictement celui que lui a donné l’auteur de l’idole, qui est aussi son adorateur. Et c’est pourquoi, au bout du compte, l’idolâtrie n’est qu’adoration de soi-même, une forme détournée, alambiquée, de narcissisme : l’idolâtre aime sa propre image.

“L’idole est un prétexte pour se placer soi-même au centre de la réalité, dans l’adoration de l’œuvre de ses propres mains.”

 

La pauvreté de l’idole et sa malignité ne sont donc pas dans l’idole elle-même, non plus que dans sa matérialité, mais dans ses origines : l’idole n’est rien parce qu’elle n’est rien d’autre qu’un clone de la personne qui lui a donné naissance et qui en elle s’est projetée. Elle ne dit rien parce qu’elle n’a pas de pensée propre, ne pouvant qu’inlassablement répéter ce que son créateur lui a d’abord murmuré. L’idole est toujours là où on l’attend.

Muette et figée, l’idole ne recèle donc aucun mystère, n’entrouvre aucune porte vers l’au-delà ou les étoiles. Elle n’a pas de souffle ; elle n’a pas d’esprit; elle ne porte aucun élan sacré, n’engage sur aucun chemin, est collée à elle-même. Le souffle et l’esprit appartiennent à la vie et au mouvant, aux créatures qui disposent de leur libre-arbitre et qu’on ne peut ni ne veut contrôler. Le souffle et l’esprit appartiennent à Dieu et à ses prophètes, aux prêtres et aux fidèles, aux pasteurs et aux catéchumènes de toutes les croyances, de toutes les sagesses, de toutes les religions qui inlassablement, jour après jour, siècle après siècle, affrontent en leur cœur le mystère de la transcendance, retraduisent, réinterrogent et réinterprètent les textes, redonnant vie et éclat à ce qui ne seraient sinon que de vieux parchemins. Et ce sont les épîtres et les gloses, les commentaires et les kabbales, les prêches et les lectures renouvelées qui, usant de la liberté ouverte par l’incompréhensible et de cet autre nom de Dieu qu’est la conscience, empêchent que ces textes ne se dessèchent en idoles.

Et puis il y a l’amour. L’amour, qui est l’adversaire par excellence des idoles et sans doute l’autre nom, le vrai nom, du combat contre les idoles. L’amour qui s’interdit de demander à l’aimé de devenir autre chose que ce qu’il est, qui aime l’autre dans sa différence et son altérité radicales, qui n’aime pas ceci ou cela mais tout et d’un bloc et ensemble parce que c’est l’autre qui est aimé, non ce qu’il est ou ce qu’il fait. L’amour qui ne mégote pas, qui ne retranche pas, qui se donne et se recrée jour après jour, travaillant à chaque instant à renouveler, avec attention et scrupule, gentillesse et douceur, le lien qui, sinon, se nécroserait.

L’amour, qui est une lutte menée contre l’entropie et la paresse des sentiments, qui pardonne et penche la tête, qui est complaisant. L’amour, qui est tout le contraire du culte des idoles car il accueille aussi ce qu’il ne connaît pas, ce qui surgit et qu’il ne saisit pas, l’irréductibilité de l’autre. C’est dans l’acceptation de cette irréductibilité, qui se concrétise dans la foi donnée à la personne, que l’amour se manifeste et se distingue d’une adoration idolâtre.

L’adoration du veau d’or, cela consiste a prêter foi et à vouer culte à ce qui n’est rien d’autre que des projections multipliées et insensées de soi-même, à revêtir de sens et d’espérance ce qui est figé, livré sans mystère et sans arrière-fond. C’est une façon de s’enivrer de ce qu’on sait pourtant n’être rien.

Mais l’adoration du veau d’or répond aussi au mouvement inverse : adorer comme une chose ce qui devrait être être aimé, figer en idole muette et obéissante, dépourvue de sens, ce qui vibre et qui vit, réduire l’amour et l’élan vers autre chose à leur projection pornographique et les contraindre à revêtir ce masque.

Tout peut devenir veau d’or, comme le disait le rabbin de Kotzk. Il suffit de perdre le fil du sens, de manquer d’attention, de pêcher par indifférence, d’écouter la mauvaise voix qui, à chaque instant, susurre “Tant pis”, nous faisant prendre des vessies pour des lanternes et des lanternes pour des vessies.


Ci-dessous, l’extrait de l’encyclique Lumen Fidei (2013) qui est lu et dont est partie cette réflexion :

L’histoire d’Israël nous montre encore la tentation de l’incrédulité à laquelle le peuple a succombé plusieurs fois. L’idolâtrie apparaît ici comme l’opposé de la foi. Alors que Moïse parle avec Dieu sur le Sinaï, le peuple ne supporte pas le mystère du visage divin caché ; il ne supporte pas le temps de l’attente. Par sa nature, la foi demande de renoncer à la possession immédiate que la vision semble offrir, c’est une invitation à s’ouvrir à la source de la lumière, respectant le mystère propre d’un Visage, qui entend se révéler de façon personnelle et en temps opportun. Martin Buber citait cette définition de l’idolâtrie proposée par le rabbin de Kock : il y a idolâtrie « quand un visage se tourne respectueusement vers un visage qui n’est pas un visage »[10]. Au lieu de la foi en Dieu on préfère adorer l’idole, dont on peut fixer le visage, dont l’origine est connue parce qu’elle est notre œuvre. Devant l’idole on ne court pas le risque d’un appel qui fasse sortir de ses propres sécurités, parce que les idoles « ont une bouche et ne parlent pas » (Ps 115, 5). Nous comprenons alors que l’idole est un prétexte pour se placer soi-même au centre de la réalité, dans l’adoration de l’œuvre de ses propres mains. Une fois perdue l’orientation fondamentale qui donne unité à son existence, l’homme se disperse dans la multiplicité de ses désirs. Se refusant à attendre le temps de la promesse, il se désintègre dans les mille instants de son histoire. Pour cela l’idolâtrie est toujours un polythéisme, un mouvement sans but qui va d’un seigneur à l’autre. L’idolâtrie n’offre pas un chemin, mais une multiplicité de sentiers, qui ne conduisent pas à un but certain et qui prennent plutôt l’aspect d’un labyrinthe. Celui qui ne veut pas faire confiance à Dieu doit écouter les voix des nombreuses idoles qui lui crient : « Fais-moi confiance ! ». Dans la mesure où la foi est liée à la conversion, elle est l’opposé de l’idolâtrie ; elle est une rupture avec les idoles pour revenir au Dieu vivant, au moyen d’une rencontre personnelle. Croire signifie s’en remettre à un amour miséricordieux qui accueille toujours et pardonne, soutient et oriente l’existence, et qui se montre puissant dans sa capacité de redresser les déformations de notre histoire. La foi consiste dans la disponibilité à se laisser transformer toujours de nouveau par l’appel de Dieu. Voilà le paradoxe : en se tournant continuellement vers le Seigneur, l’homme trouve une route stable qui le libère du mouvement de dispersion auquel les idoles le soumettent.

Encyclique Lumen Fidei, 13

sacrifice

Le silence d’Abraham


 

Pourquoi Abraham ne dit-il rien ? Pourquoi ne proteste-t–il pas quand Dieu lui demande de sacrifier son fils ? Pourquoi reste-t-il silencieux ?

Dieu lui demande de sacrifier son fils. Et que son geste soit en définitive arrêté ne change rien à l’affaire. En intention, il le sacrifiera bien, ce que reconnaissent les paroles de l’ange : “Parce que tu as fait cela et n’as pas épargné ton fils unique“. En intention et en vérité, le sacrifice est consommé.

Peut-être Abraham n’entend-il pas, ne comprend-il pas vraiment ce qui lui est dit. Il ne croit pas ce que Dieu lui dit ; il croit Dieu. Il n’a pas foi dans les paroles, qu’il n’écoute pas, mais dans Dieu entre les mains duquel il a mis sa confiance. Il fait confiance à Dieu. Ou peut-être encore considère-t-il la parole de Dieu, que nous prenons pour une injonction, comme une description. Non pas : “Il faut que tu fasses cela” mais “Tu feras cela car c’est ainsi écrit”. Et son obéissance, alors, ne serait qu’obéissance au destin, acceptation de ce qui est et contre lequel il est vain de lutter.

Il y a autre chose, de plus profond et de plus intime : Abraham sait parler ; il sait intercéder ; il l’a fait. Il ne craint pas de s’adresser à Dieu et de lui dire ce que sa conscience et la voix de la justice lui murmurent ou lui hurlent. Mais ici, c’est de sa propre chair, de son propre sang qu’il s’agit, et à lui qu’est adressée l’épreuve. Et la question éthique du sacrifice d’un enfant disparaît derrière celle, plus fondamentale encore pour Abraham, de la mise à l’épreuve : saura-t-il, lui qui a été investi et édicte des lois, obéir quand il s’agit de lui ? Saura-t-il s’oublier ?

Aurait-il été question de tout autre que d’Isaac, Abraham n’aurait pas obtempéré à la demande divine. Le juste, en lui, aurait pris le dessus et affronté Dieu comme il l’avait fait à propos de Sodome, au nom des valeurs divines, qui s’imposent aussi à Dieu lui-même :

Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le coupable ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville ! Vas-tu vraiment supprimer cette cité, sans lui pardonner à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? Ce serait abominable que tu agisses ainsi ! Faire mourir le juste avec le coupable ? Il en serait du juste comme du coupable ? Quelle abomination ! Le juge de toute la terre n’appliquerait-il pas le droit ?

 

Quand il s’agit d’autrui, Abraham sait qu’il n’est rien de supérieur à la justice, rien qui vaille qu’un innocent soit mis à mort. Mais ce qui lui est demandé là concerne moins la justice que sa propre personne. Il ne s’agit pas d’être juste ou injuste ; il s’agit seulement de s’anéantir, de s’humilier, de ne plus être que l’instrument du Seigneur. De cette dépossession de lui-même, Abraham est anéanti,  subjugué mais il l’accepte. Non en paroles, car il ne répond pas à Dieu, mais en actes. Et par fidélité, par humilité, il va au bout de l’abnégation et commet le sacrifice suprême, qui est de sacrifier la justice et le bien à la foi.

C’est un acte terrible.

Est-ce à Dieu, à Satan ou à ses propres pulsions qu’Abraham a obéi, se demande Léonard Cohen dans son poème.

Cela demeure un mystère insondable, quelque chose qui purule dans nos consciences.


PS : Certains commentaires expliquent (et tentent de justifier) l’attitude d’Abraham par la certitude qu’il aurait eue, fort des promesses que lui avait faites Dieu, d’une issue favorable des choses. Cette explication ne me paraît pas tenable : si Abraham avait vraiment su que tout cela allait bien se finir, son obéissance n’aurait eu aucune valeur. La valeur que Dieu donne à l’obéissance d’Abraham est entièrement liée à la croyance d’Abraham en le sacrifice de son fils.


Le texte lu est le chapitre 22 de la Genèse : “Abraham sacrifiant”.

L’illustration sonore est Story of Isaac, de Leonard Cohen, dans la magnifique version chantée par Suzanne Vega.

Ci-dessous, le texte de Leonard Cohen, dont on trouvera une traduction française sur le site de Polyphrène :

The door it opened slowly, 
My father he came in, 
I was nine years old. 
And he stood so tall above me, 
His blue eyes they were shining 
And his voice was very cold. 
He said, “I’ve had a vision 
And you know I’m strong and holy, 
I must do what I’ve been told.” 
So he started up the mountain, 
I was running, he was walking, 
And his axe was made of gold.
Well, the trees they got much smaller, 
The lake a lady’s mirror, 
We stopped to drink some wine. 
Then he threw the bottle over. 
Broke a minute later 
And he put his hand on mine. 
Thought I saw an eagle 
But it might have been a vulture, 
I never could decide. 
Then my father built an altar, 
He looked once behind his shoulder, 
He knew I would not hide.
You who build these altars now 
To sacrifice these children, 
You must not do it anymore. 
A scheme is not a vision 
And you never have been tempted 
By a demon or a god. 
You who stand above them now, 
Your hatchets blunt and bloody, 
You were not there before, 
When I lay upon a mountain 
And my father’s hand was trembling 
With the beauty of the word.
And if you call me brother now, 
Forgive me if I inquire, 
“just according to whose plan?” 
When it all comes down to dust 
I will kill you if I must, 
I will help you if I can. 
When it all comes down to dust 
I will help you if I must, 
I will kill you if I can. 
And mercy on our uniform, 
Man of peace or man of war, 
The peacock spreads his fan.
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Vous serez comme des dieux…


 

“… Vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais

 

dit à Ève le serpent bavard de la Genèse. Mais quelques lignes plus loin, c’est Dieu lui-même qui déclare, étonnamment :

Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance de ce qui est bon ou mauvais.

 

Dieu confirme donc les paroles du serpent et, ajoutant que, en raison de sa désobéissance, l’homme sera privé du fruit de l’arbre de vie, il confirme son propos initial : pour avoir mangé de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais, l’homme sera condamné à mourir, à être mortel. Ce roublard de serpent s’était bien évidemment gardé de dire cela à Ève, l’assurant seulement – ce qui est vrai mais incomplet – qu’elle ne mourrait pas tout de suite, le fruit n’étant pas empoisonné : ruse diabolique, quoique pas très sophistiquée ; on croirait entendre le rire de Michel Simon jouant Méphistophélès dans La beauté du diable.

Ainsi, l”homme a-t-il échangé l’immortalité qu’il aurait probablement acquise en demeurant, obéissant, dans le jardin d’Eden contre la connaissance du bien et du mal, qui est aussi la connaissance tout court, puisque c’est après avoir mangé le fruit défendu que les yeux d’Adam et Ève s’ouvrent – se dessillent, dit André Chouraqui –  et qu’ils découvrent leur nudité.

Ce fruit, interdit et défendu, pousse paradoxalement au cœur de l’Eden : au centre du jardin, il y a l’arbre de vie et à côté, l’arbre de la connaissance. Et Dieu – on croirait entendre Barbe bleue confiant son trousseau de clés à sa jeune épouse – explique à Adam qu’il peut manger de tout arbre du jardin – sauf de celui-ci, qui est justement au centre…

Le serpent, dans l’histoire, n’a pas besoin d’être très machiavélique (même s’il l’est un peu) pour convaincre Ève de franchir le pas. Ce qu’elle fait, suivie d’Adam, qui est pitoyable ensuite quand il tente de se défausser sur sa femme, puis elle sur le serpent, comme dans une scène en cascade de la Commedia dell’arte.

Adam et Ève ont désobéi – Adam surtout d’ailleurs puisque c’est à lui que l’interdit avait été signifié. Quant au serpent – que ma traduction dit “astucieux” -, il a agi avec duplicité – ce qui montre au passage que le ver était déjà dans le fruit, c’est bien le cas de le dire. Le serpent est puni – il perd ses pattes et l’amitié des femmes ; Adam et Ève aussi. Pas pour avoir mal agi (ils ne connaissaient pas encore le bien et le mal) mais pour avoir désobéi. C’est de cela qu’ils sont punis, d’être si facilement tombés dans le piège de la désobéissance qui leur avait été tendu.

Voilà pour le récit ordinaire.

***

Mais je ne crois pas à ce récit. Je ne crois pas à ce récit où un Dieu, étrangement, punirait sa créature d’avoir agi comme il pensait depuis le début qu’elle agirait. Je ne crois pas à la punition.

Le texte, en fait, n’est pas si clair. Parce que l’interdiction, qui seule légitimerait la punition, n’est pas elle-même si clairement formulée. Ou plutôt, elle n’est pas formulée comme une interdiction catégorique, une règle morale (et purement arbitraire), mais comme un conseil, une mise en garde paternelle :

“Tu pourras manger de tout arbre du jardin mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir.”

 

dit Dieu à Adam.

Et quand Ève explique au serpent ce qui leur a été dit, c’est la même idée qui transparaît dans les mots qu’elle emploie, celle d’un conseil bienveillant :

“Nous pouvons manger des fruits des arbres du jardin mais des fruits de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir.””.

 

Je ne crois pas qu’Adam et Ève soient punis. Il y aurait une certaine cruauté à les punir après les avoir ainsi tentés. Ce qu’ils subissent n’est pas une punition, née de la colère divine, mais la simple conséquence de leur acte. Dieu ne les avait pas menacés ; il les avait prévenus. Et il n’y a dans leur dégringolade, dans leur chute, de punition que dans l’acception bien singulière qu’on donne au mot lorsque, s’adressant à un enfant qui est tombé pour avoir couru, on lui explique, bêtement et méchamment, qu’il a été puni de sa témérité.

Enfance. C’est bien d’elle qu’il s’agit. Ce que perdent Adam et Ève, au-delà de l’immortalité qu’ils auraient peut-être eue, c’est le rapport direct, immédiat, insouciant aux choses dans lequel jusqu’alors ils vivaient. Quoique déjà clairement séparés du reste de la création, de ce règne animal qu’il avait été confié à Adam de désigner, ils étaient encore comme de petits enfants,  naïfs et innocents, nus et sans conscience d’eux-mêmes. C’est cette conscience qu’ils acquièrent brutalement, au moment même de la transgression, dans la révélation soudaine qui s’opère à cet instant.

Ce que raconte la Chute est une naissance : naissance de la conscience, naissance de l’humanité, naissance aussi du petit d’homme expulsé hors du ventre maternel, de ce paradis à jamais perdu où tout lui était donné, où tout lui était acquis et qu’il doit pourtant quitter, dans la douleur et les cris, pour tout simplement mener sa vie d’homme.

La Chute, c’est la naissance de l’homme.

 

Et maintenant, le texte de la Genèse (les versets 2.5 à 3. 24) dans une autre traduction que celle (traduction œcuménique) que j’utilise dans ma lecture :

“Quand le Seigneur Dieu fit la terre et le ciel, il n’y avait encore aucun buisson sur la terre, et aucune herbe n’avait encore germé, car le Seigneur Dieu n’avait pas encore envoyé de pluie sur la terre, et il n’y avait pas d’êtres humains pour cultiver le sol. Seule une sorte de source jaillissait de la terre et arrosait la surface du sol.

Le Seigneur Dieu prit de la poussière du sol et en façonna un être humain. Puis il lui insuffla dans les narines le souffle de vie, et cet être humain devint vivant. Ensuite le Seigneur Dieu planta un jardin au pays d’Éden, là-bas vers l’est, pour y mettre l’être humain qu’il avait façonné. Il fit pousser du sol toutes sortes d’arbres à l’aspect agréable et aux fruits délicieux. Il mit au centre du jardin l’arbre de la vie, et l’arbre qui donne la connaissance de ce qui est bon ou mauvais.

Un fleuve prenait sa source au pays d’Éden et irriguait le jardin. De là, il se divisait en quatre bras. Le premier était le Pichon ; il fait le tour du pays de Havila. Dans ce pays, on trouve de l’or, un or de qualité, ainsi que la résine parfumée de bdellium et la pierre précieuse de cornaline. Le second bras du fleuve était le Guihon, qui fait le tour du pays de Kouch. Le troisième était le Tigre, qui coule à l’est de la ville d’Assour. Enfin le quatrième était l’Euphrate.

Le Seigneur Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder. Il lui fit cette recommandation : « Tu peux manger les fruits de n’importe quel arbre du jardin, sauf de l’arbre qui donne la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. Le jour où tu en mangeras, tu mourras. »

Le Seigneur Dieu se dit : « Il n’est pas bon que l’être humain soit seul. Je vais le secourir en lui faisant une sorte de partenaire. » Avec de la terre, le Seigneur façonna quantité d’animaux sauvages et d’oiseaux, et les conduisit à l’être humain pour voir comment celui-ci les nommerait. Chacun de ces animaux devait porter le nom que l’être humain lui donnerait. Celui-ci donna donc un nom aux animaux domestiques, aux animaux sauvages et aux oiseaux. Mais il ne trouva pas de partenaire capable de le secourir. Alors le Seigneur Dieu fit tomber l’homme dans un profond sommeil. Il lui prit une côte et referma la chair à sa place. Avec cette côte, le Seigneur fit une femme et la conduisit à l’homme. En la voyant celui-ci s’écria : « Ah ! Cette fois, voici quelqu’un qui est plus que tout autre du même sang que moi ! On la nommera compagne de l’homme, car c’est de son compagnon qu’elle fut tirée. »
C’est pourquoi l’homme quittera père et mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviendront tous deux un seul être.

L’homme et sa femme étaient tous deux nus, mais sans éprouver aucune gêne l’un devant l’autre.

Le serpent était le plus rusé de tous les animaux sauvages que le Seigneur avait faits. Il demanda à la femme : « Est-ce vrai que Dieu vous a dit : “Vous ne devez manger aucun fruit du jardin” ? » La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger les fruits du jardin. Mais quant aux fruits de l’arbre qui est au centre du jardin, Dieu nous a dit : “Vous ne devez pas en manger, pas même y toucher, de peur d’en mourir.” » Le serpent répliqua : « Pas du tout, vous ne mourrez pas. Mais Dieu le sait bien : dès que vous en aurez mangé, vous verrez les choses telles qu’elles sont, vous serez comme lui, capables de savoir ce qui est bon ou mauvais. »

La femme vit que les fruits de l’arbre étaient agréables à regarder, qu’ils devaient être bons et qu’ils donnaient envie d’en manger pour acquérir un savoir plus étendu. Elle en prit un et en mangea. Puis elle en donna à son mari, qui était avec elle, et il en mangea, lui aussi. Alors ils se virent tous deux tels qu’ils étaient, ils se rendirent compte qu’ils étaient nus. Ils attachèrent ensemble des feuilles de figuier, et ils s’en firent chacun une sorte de pagne.

Le soir, quand souffle la brise, l’homme et la femme entendirent le Seigneur se promener dans le jardin. Ils se cachèrent de lui parmi les arbres. Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui demanda : « Où es-tu ? » L’homme répondit : « Je t’ai entendu dans le jardin. J’ai eu peur, car je suis nu, et je me suis caché. » — « Qui t’a appris que tu étais nu, demanda le Seigneur Dieu ; aurais-tu goûté au fruit que je t’avais défendu de manger ? » L’homme répliqua : « C’est la femme que tu m’as donnée pour compagne ; c’est elle qui m’a donné ce fruit, et j’en ai mangé. »

Le Seigneur Dieu dit alors à la femme : « Pourquoi as-tu fait cela ? » Elle répondit : « Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit. »

Alors le Seigneur Dieu dit au serpent : « Puisque tu as fait cela, je te maudis. Seul de tous les animaux tu devras ramper sur ton ventre et manger de la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai l’hostilité entre la femme et toi, entre sa descendance et la tienne. La sienne t’écrasera la tête, tandis que tu la mordras au talon. »

Le Seigneur dit ensuite à la femme : « Je rendrai tes grossesses pénibles, tu souffriras pour mettre au monde tes enfants. Tu te sentiras attirée par ton mari, mais il dominera sur toi. »

Il dit enfin à l’homme : « Tu as écouté la suggestion de ta femme et tu as mangé le fruit que je t’avais défendu. Eh bien, par ta faute, le sol est maintenant maudit. Tu auras beaucoup de peine à en tirer ta nourriture pendant toute ta vie ; il produira pour toi épines et chardons. Tu devras manger ce qui pousse dans les champs ; tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu as été tiré. Car tu es fait de poussière, et tu retourneras à la poussière. »

L’homme, Adam, nomma sa femme Ève, c’est-à-dire Vie, car elle est la mère de tous les vivants. Le Seigneur fit à l’homme et à sa femme des vêtements de peaux de bête et les en habilla. Puis il se dit : « Voilà que l’homme est devenu comme un dieu, pour ce qui est de savoir ce qui est bon ou mauvais. Il faut l’empêcher maintenant d’atteindre aussi l’arbre de la vie ; s’il en mangeait les fruits, il vivrait indéfiniment. » Le Seigneur Dieu renvoya donc l’homme du jardin d’Éden, pour qu’il aille cultiver le sol dont il avait été tiré. Puis, après l’en avoir expulsé, le Seigneur plaça des chérubins en sentinelle devant le jardin d’Éden. Ceux-ci, armés de l’épée flamboyante et tourbillonnante, devaient garder l’accès de l’arbre de la vie.”


 

On pourra également écouter, sur un thème similaire, un conte, enregistré il y a longtemps, de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont : La curiosité.

recueillement

Du recueillement (Maître Eckhart)


Un des premiers chapitres de l’Instruction spirituelle de Maître Eckhart traite du recueillement, et plus précisément de ses circonstances.

Je ne suis pas sûr de bien comprendre le recueillement dont il est question, et encore moins ce qui est entendu par Dieu. Mais de ce qui est dit, sans y atteindre, je suis convaincu.

Rien, dit Maître Eckhart, ne doit conditionner le recueillement : ni lieu, ni entourage, ni moment, ni ambiance :

Qui est dans la disposition d’esprit requise, tous les lieux lui conviennent, et toutes les sociétés ; mais qui ne l’est pas, aucun lieu et aucune société ne lui convient. Le premier, en effet, il a Dieu en soi. Mais Dieu, si on l’a du tout, on l’a en tous lieux : dans la rue et parmi les gens aussi bien qu’à l’église ou dans un ermitage ou une cellule. Si quelqu’un l’a, et n’a que lui, personne parmi les hommes ne peut le troubler.

Peut-être même le recueillement, le principe même d’une disposition particulière dans laquelle il faudrait se plonger et s’abstraire du monde – est-il de trop :

C’est au milieu des choses que l’homme doit saisir Dieu et habituer son cœur à le posséder en tout temps comme quelqu’un de présent, dans le sentiment, dans l’esprit et dans la volonté. Fais attention à la façon dont tu es disposé envers ton Dieu, quand tu demeures dans l’église ou dans la cellule : tiens fermement la même disposition d’esprit et emporte-la au dehors parmi la foule et dans le tumulte, dans un monde si étranger !

Qui n’a pas cela n’a pas vraiment Dieu :

Par contre celui pour qui Dieu n’est pas une telle possession intérieure, mais qui doit en tout aller le chercher du dehors ici ou là – où il le cherche donc d’une façon insuffisante, parmi des œuvres déterminées, des gens ou des lieux : c’est justement ainsi qu’on ne l’a pas, et alors vient facilement quelque chose qui vous trouble. Et alors ce n’est pas seulement la mauvaise compagnie qui vous trouble, mais aussi la bonne, pas seulement la rue, mais aussi l’église, pas seulement les mauvaises paroles et actions, mais tout autant les bonnes. Car l’empêchement réside en lui : Dieu n’est pas encore né en lui. S’il l’était il se sentirait, en tous lieux et en toutes compagnies, parfaitement bien et caché : il aurait toujours Dieu, et personne ne pourrait le lui prendre, personne ne pourrait faire obstacle à son oeuvre.

Il ne s’agit pas d’avoir une idée, à laquelle penser et vers laquelle, parfois, se tourner, l’oubliant aux autres moments ; il s’agit d’être cette pensée, comme on est la soif ou l’amour :

Comme quand quelqu’un a une soif ardente, une grande soif. Il fait sans doute autre chose que de boire, il peut aussi penser à d’autres choses. Mais quoi qu’il fasse, où qu’il soit et dans quelque dessein que ce soit, l’image de la chose à boire ne le quitte pas, aussi longtemps que sa soif dure. Et plus sa soif est grande, plus intérieure, présente et continuelle devient l’image de la chose à boire. Ou bien, qui aime quelque chose de tout son cœur, en sorte qu’aucune autre chose ne lui dit plus rien et ne lui va au cœur, et qui n’a que que cette chose en l’esprit et absolument rien d’autre, par ma foi ! où et en quelque compagnie qu’il soit, quoi qu’il fasse et à quelque besogne qu’il se mette, l’objet de son ardent amour ne s’éteint jamais en lui, en toutes choses il retrouve son image, et plus son amour devient puissant plus il a cette image devant les yeux.

Il ne faut pas penser Dieu, ce qui serait le figer  et se figer dans une idée fixe, extérieure à soi, qui deviendrait l’horizon de l’esprit. Il s’agit d’être comme inspiré par un souffle et de faire preuve, ainsi porté, de vigilance et d’attention :

Naturellement il faut pour cela de l’application et de l’abnégation et une surveillance rigoureuse de notre intérieur, et une conscience éveillé, vraie, agissante sur laquelle l’âme doit faire fond en dépit des choses et des gens. Ce n’est pas en fuyant le monde extérieur, en fuyant devant les choses et en se tournant vers la solitude, qu’un homme peut avoir une telle conscience. Mais il doit apprendre la solitude intérieure, où et en quelque compagnie que ce soit, il doit apprendre à se faire jour à travers le choses, à saisir son Dieu au-dedans des choses, et à devenir capable de se le représenter effectivement en son intérieur, comme étant devenu maintenant une détermination de son être propre.

Apprendre à voir, à sentir et à se comporter en conséquence. A chaque instant et en toute chose, seraient-elles les plus minimes et les plus humbles. Comme Jacques Lusseyran dit qu’il voyait. Comme l’attention de Simone Weil. Comme l’aimée sait le faire.


PS : la photographie est une image de cette agitation qui ne doit pas faire obstacle au recueillement. Je l’ai prise, en 2010, au gymnase Huyghens, à Paris, lors d’un gala de gymnastique qui était plein de couleurs et de mouvements.

cheval bleu

“Ruiner le Tao et la vertu pour leur substituer la bonté et la justice, voilà le crime du saint.”


Le chapitre 9 de l’Oeuvre complète, de Tchouang-Tseu (ou Zhuangzi), qui est lu ici, dit la nostalgie d’un monde d’avant la chute, d’avant cet instant de l’histoire où l’homme décida, par orgueil, ennui ou crainte, de dominer les autres êtres, d’asservir la nature à ses propres fins, d’abandonner une sorte d’innocence première pour devenir autre : plus fort, plus riche, plus savant, mais aussi meilleur et plus juste.

Jusque là, l’homme était être de nature et se comportait selon ses lois :

“A l’époque, régnait la vertu parfaite, les hommes marchaient posément. Leurs regards étaient droits. En ce temps là, il n’y avait ni sentier, ni chemin dans les montagnes, ni bateaux, ni ponts sur les eaux. les êtres se multipliaient et vivaient à l’endroit même où ils étaient nés.”

C’était un jardin d’Eden :

“A cette époque aussi, les hommes cohabitaient avec les oiseaux et les quadrupèdes et vivaient côte à côte avec tous les êtres. Ainsi, comment aurait-on distingué le gentilhomme du bas peuple ? Egalement ignorants, ils vivaient selon leur propre vertu. Dépourvus de tout désir artificiel, ils étaient simples comme la soie écrue et le bois brut. Une telle simplicité caractérise la nature fondamentale du peuple.”

Mais voici qu’arrive Prométhée, à la fois libérateur et destructeur, sous les traits de Po-lo, le dresseur de chevaux, qui, le premier, par la violence et la souffrance, soumet l’animal. Et avec lui, ce sont les artisans qui font irruption dans le monde et font entrer l’homme dans un nouvel âge, celui de l’asservissement de la nature et des choses : le potier apprend à modeler l’argile, le charpentier à plier le bois, tous à contraindre et à tordre les choses, à les forcer hors de leur nature première. Et ce viol de la nature des choses, que l’homme ne reconnaît pas, est le crime originel dont la suite découle :

“La nature de l’argile et celle du bois se soumettent-elles au compas et à l’équerre, au crochet et au cordeau ? Cependant, on répète depuis des générations qu Po-lo sait dresser les chevaux, que le potier sait manier l’argile et que le charpentier sait manier le bois. Telle est l’erreur de ceux qui veulent gouverner le monde.”

C’est par les artisans et leur violence que la séparation d’avec la nature advient. Au même moment, l’homme se sépare de lui-même et de sa nature propre en rédigeant le contrat social et en acceptant de s’y soumettre. Ici, ce sont les sages qui sont à l’oeuvre, que ma traduction (de Liou Kia-hway) appelle les saints :

“Sur quoi survinrent les saints. Ils firent effort pour pratiquer la bonté et se tendirent vers la justice et ainsi le doute apparut sous le ciel. La musique ayant amolli les hommes, les rites les ayant dissociés, la discorde apparut sous le ciel.”

Séparer les êtres de leur nature propre ; insérer un coin entre ce qui allait sans dire et ce qui est maintenant demandé, de là découle toute l’histoire des civilisations humaines, tout cette tragique histoire dont Jean-Jacques Rousseau, vingt-deux siècles plus tard, fera le récit initial. L’originalité de la pensée de Tchouang-Tseu est de ne pas réduire cette chute aux conséquences des passions mauvaises, à la recherche du pouvoir ou du lucre. Pour lui, comme pour Henry-D. Thoreau, toute prise de distance de l’homme avec sa nature, marquerait-elle par ailleurs un progrès, est déchéance : la science est déchéance, la musique est déchéance, la bonté est déchéance, la justice est déchéance. Elles sont déchéances, aussi nobles soient-elles, parce que l’homme qui s’y adonne se détache de son innocence première et que leur existence est signe de la disparition de la vertu :

“Sinon en torturant le bois vierge, qui pourra en faire des coupes de sacrifice ? Sinon en brisant le jade, qui pourra en faire des sceptres rituels ? Sinon en discréditant le Tao et la vertu, qui osera choisir la bonté et la justice ? Sinon en s’écartant des sentiments naturels, qui fera appel au rythme et à la musique ? Si on ne met pas du désordre dans les cinq couleurs, pourra-t-on faire des tableaux ? Si l’on respecte l’ordre des cinq tons, pourra-t-on composer la musique ? En résumé, torturer le bois brut pour en faire des ustensiles, voilà le crime du menuisier. Ruiner la vertu et le Tao pour leur substituer la bonté et la justice, voilà le crime du saint.”

“Dans la plaine – écrit très joliment Tchouang-Tseu – , les chevaux broutent l’herbe et boivent de l’eau. Quand ils sont contents, ils se frottent le cou l’un contre l’autre ; quand ils sont fâchés, il se retournent et lancent des ruades. Ils ne savent faire que cela”. Dans la nature, les choses vont ainsi.

Mais la chute a brisé cet état calme et immédiat où les choses étaient directement lisibles et où la fâcherie s’exprimait simplement :

Lorsqu’on les eut subjugués par une pièce de bois et freinés par un frontal en forme de lune, les chevaux conçurent quelque chose de dissimulé et de louche. Ce fut alors qu’ils courbèrent leur joug, brisèrent leur bride, prirent le mors aux dents et se dégagèrent de leurs rênes. Ainsi les chevaux devinrent rusés et méchants : tel fut le crime du célèbre écuyer Po-lo.

Ainsi naquirent la méchanceté et la dissimilation. La civilisation.


PS : Le texte de Tchouang-Tseu est d’une grande poésie. On croirait par moment entendre cette voix de la sagesse qu’incarne, dans Princesse Mononoké, de Hayao Miyazaki, la louve blanche. Mais il paraît difficile d’adhérer totalement à cette pensée immobile et fusionnelle. Il faut la prendre comme un mythe, pas comme un exemple. J’y reviendrai.

PS2 : j’ai consacré l’Improvisation du mardi 17 octobre 2017 à cette question de chute. Comme tous les mythes relatifs à la chute, celui qui apparaît dans “Sabots de chevaux” raconte, me semble-t-il, autant une chute qu’une naissance et un envol.

oiseaucage

Regarder et manger

 

 

La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes.

observe Simone Weil dans le passage que je lis, qui est consacré à la beauté, et qui est extrait du petit texte intitulé “Formes de l’Amour implicite de Dieu“.

On sait que la beauté est contenue dans le spectacle qu’elle donne ; on sait que la fleur s’épanouit dans les champs et les buissons ; que les oiseaux sont faits pour traverser les airs et que c’est leur liberté qu’on aime dans les êtres qu’on aime.

Et pourtant, nous cueillons les fleurs, mettons les oiseaux en cage et souhaitons nous enchaîner les êtres que l’on aime. Nous aimons mais notre amour est cannibale et tend toujours à vouloir absorber, manger, contrôler, confondre avec nous ce que nous aimons pour sa différence.

Nous savons que la beauté est faite pour être vue mais nous voulons plus d’elle. Tellement plus ! Non seulement par méchanceté, cruauté ou volonté de puissance, non seulement par don-juanisme, avidité ou envie mais parce que la voir ne nous suffit pas, ne nous comble pas mais révèle et réveille, au contraire, ce creux au creux de nous qui jusqu’alors restait tranquille mais qui, à sa vue, se fait sentir et palpite.

La beauté et l’éclat des êtres que nous aimons tracent un chemin. Ils dévoilent un au-delà dont la possession des choses et des corps paraît nous ouvrir la porte. C’est pourquoi nous voulons avoir et posséder, pour accéder à la clé du mystère, dans l’espoir que cette révélation apaise et referme la déchirure que l’amour a créée.

La beauté ne suffit pas. L’amour ne suffit pas. Ils appellent.

La beauté est la seule finalité ici-bas. Comme Kant a très bien dit, c’est une finalité qui ne contient aucune fin. Une chose belle ne contient aucun bien, sinon elle-même, dans sa totalité, telle qu’elle nous apparaît. Nous allons vers elle sans savoir quoi lui demander. Elle nous offre sa propre existence. Nous ne désirons pas autre chose, nous possédons cela, et pourtant nous désirons encore. Nous ignorons tout à fait quoi. Nous voudrions aller derrière la beauté, mais elle n’est que surface. Elle est comme un miroir qui nous renvoie notre propre désir du bien. Elle est un sphinx, une énigme, un mystère douloureusement irritant. Nous voudrions nous en nourrir, mais elle n’est qu’objet de regard, elle n’apparaît qu’à une certaine distance. La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes. De l’autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c’est une seule et même opération. Déjà les enfants, quand ils regardent longtemps un gâteau et le prennent presque à regret pour le manger, sans pouvoir pourtant s’en empêcher, éprouvent cette douleur. Peut-être les vices, les dépravations et les crimes sont-ils presque toujours ou même toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beauté, manger ce qu’il faut seulement regarder. Ève avait commencé. Si elle a perdu l’humanité en mangeant un fruit, l’attitude inverse, regarder un fruit sans le manger, doit être ce qui sauve. « Deux compagnons ailés, dit une Upanishad, deux oiseaux sont sur une branche d’arbre. L’un mange les fruits, l’autre les regarde. »  Ces deux oiseaux sont les deux parties de notre âme.”


Puisque Katia l’avait évoqué, “Pour faire le portrait d’un oiseau“, de Jacques Prévert, lu par Serge Reggiani

 

augustin

Le mystère Augustin

C’est un jeune étudiant de dix-sept ans, que ses études de rhétorique et de philosophie ont mené loin du domicile familial. Laissé seul à lui-même dans une ville étrangère, il court le jupon, enchaînant les liaisons éphémères, puis tombe amoureux d’une femme, dont on ignore le nom, qui lui donne un enfant, Adéodat.

Il vivra quinze ans avec elle, puis désireux, pour asseoir ses ambitions sociales, de se marier avec une femme de son rang, il la quittera. Et “cette femme”, comme il l’appelle, lui laissera son enfant, leur enfant, qui est aussi le sien, avant de se retirer, loin de lui, après avoir fait le vœu de ne plus connaître d’homme.

Augustin a-t-il aimé cette femme dont il ne dit jamais le nom ? A-t-il aimé cette femme qui lui a tout donné, qu’il répudie pour les raisons les plus basses et qui s’en va, dans un doux silence, lui laissant une nouvelle fois par amour la chair de sa chair ?

Mon cœur, où elle était fixée, en fut déchiré d’une blessure traînante de sang.” écrit-il. Puis il n’en parle plus.

Trente-trois ans ont passé depuis la naissance d’Adéodat, mort depuis lors, d’ailleurs, à dix-neuf ans ; dix-huit depuis sa séparation, volontaire et provoquée, d’avec cette femme. Et voici qu’Augustin, qui ne s’est pas marié, monte en chaire au temps pascal, et prononce, avec tous les trésors de son éloquence, cette homélie, parmi d’autres, sur la première épître de Saint-Jean.

Comment peut-il, dans ce long discours dont je n’ai enregistré qu’une partie, penser, écrire et dire les paroles qu’il prononce ? Comment, s’il a aimé, peut-il faire de l’amour un obstacle, un voile, un leurre, quand il est une porte et un tremplin ?

Ça n’est pas exactement ce qu’il dit là, il est vrai. Il y met les formes, devant ce public avec les habitudes duquel il doit composer. Mais c’est ce qu’il pense, et au gré de quoi lui-même il agit. Non en ayant répudié sa compagne – il ne s’agissait alors que d’avoir une épouse dont les origines favorisent sa carrière de haut fonctionnaire – mais en ne se mariant pas, ensuite, en faisant du célibat une vertu et en considérant l’amour du monde comme forcément inspiré par Satan.

Augustin tient ce propos de diverses manières : il le décrit en dépeignant ce vase qui doit être vidé de l’amour du monde pour pouvoir être rempli de l’amour de Dieu ; il en reparle en évoquant ce champ dont les taillis étouffent les jeunes pousses et qu’il faut débroussailler pour que les semences du vrai amour puissent y prospérer. Et puis il y a cette étrange parabole de la fiancée infidèle, de la jeune femme préférant sa bague de fiançailles à son fiancé :

“Supposez qu’un fiancé fasse pour sa fiancée un anneau et que celle-ci préfère l’anneau qu’elle a reçu au fiancé qui l’a façonné pour elle. N’est-il pas vrai qu’à propos de ce présent du fiancé, son âme serait surprise en flagrant délit d’adultère et cela tout en aimant le cadeau qu’il lui a donné ? Bien sûr, elle aimerait ce que lui a offert son fiancé. Cependant, si elle disait : “Cet anneau me suffit, et désormais, je ne veux plus voir le visage de cet homme !“, quelle femme serait-ce là ? Qui n’aurait en horreur une telle folie ? Qui ne dénoncerait chez cette femme une âme adultère ?”

Quel est ce Dieu jaloux, qui serait extérieur au monde, qui serait autre que le monde, et qui voudrait que grâces lui soient rendues, à lui, à lui seul ? Comment Augustin ne voit-il pas que l’amour pour un être est l’amour. Pas un amour mais l’amour ?

Cet homme est pour moi un mystère.

PS : Il reste que l’honnêteté d’Augustin est admirable. Comme le titrent justement certaines traductions, ses Confessions sont des Aveux.

PS2 : J’emprunte à François de Smet, qui en disait un mot l’autre jour sur France Culture, l’idée qu’Augustin ne serait peut-être pas devenu ce qu’il devint sans cette blessure.

ane New Forest

L’âne de Buridan

Connaissez-vous cette histoire frivole
D’un certain âne illustre dans l’école ? 

Dans l’écurie on vint lui présenter
Pour son diner deux mesures égales,
De même force, à pareils intervalles ;

Des deux côtés l’âne se vit tenter
Également, et, dressant ses oreilles,
Juste au milieu des deux formes pareilles,
De l’équilibre accomplissant les lois,
Mourut de faim, de peur de faire un choix.

L’histoire de l’âne qui, hésitant entre le boire et le manger, finit par mourir de faim et de soif, est contée ici par Voltaire mais elle est ordinairement prêtée à Buridan, philosophe du Moyen-Age qui fut le disciple de Guillaume d’Ockham – l’homme du rasoir.

Cette histoire, cette fable, ce paradoxe, je ne l’ai longtemps pas comprise. Ou plutôt : pas saisie. J’en comprenais le sens, mais non la portée. “Quel imbécile, que cet âne, me disais-je, et quel idiot il fait ! Mourir au milieu de ce dont on a besoin au motif qu’aucune raison ne nous porte à aller ici plutôt que là, ne rien prendre du simple fait qu’aucune préférence n’existe qui nous conduirait d’un côté plutôt que de l’autre, c’est vraiment ballot, et vraiment le fait d’un âne !“.

Mais il n’est évidemment pas plus âne que celui qui, croyant comprendre, ne comprend rien, ou que celui qui se moque de la paille ombrageant l’oeil du voisin quand lui-même est aveuglé par une poutre. Et pauvre animal, d’ailleurs, nous en parlions avec les enfants, qu’on a affligé, comme d’un bonnet, d’une si mauvaise réputation !

Mais revenons à Buridan, et à son âne, en faisant un petit détour.

Je devais hier, partant de mon domicile, faire diverses courses, dans deux magasins. Les unes étaient pour moi, à apporter chez moi ; les autres pour l’aimée, à apporter chez elle. Un petit problème du genre de celui des ponts de Königsberg : comment organiser l’itinéraire au mieux pour économiser son temps, sa peine ou sa marche. Un problème concret, dont on comprend vite les tenants et aboutissants, qui paraît très simple : quatre lieux à lier entre eux, ce qui n’est pas la mer à boire, et qui pourtant, parce qu’il n’est pas totalement trivial, est impossible à résoudre comme ça : valait-il mieux commencer par ici ou par là ? Faire étape avant de repartir ou essayer de tout organiser en une seule tournée ? Introduire le poids des courses dans les éléments de réflexion ou ne pas en tenir compte ?

Je me suis, pendant quelques secondes, deux vraies minutes, peut-être, posé ces questions, et d’autres, similaires. Puis j’ai soudain compris ce que Jean Buridan avait voulu dire et, ouvrant la porte, je suis parti sous le grand soleil.

Ce qui fait de l’âne de Buridan un âne – mettons un instant de côté l’injustice de cette représentation anthropomorphique – ce n’est pas qu’il pense mal ou de façon tordue ; c’est qu’il pense. Tout simplement. Qu’il pense quand il devrait agir. Qu’il pense quand la seule chose à faire est agir. Sa bêtise, qui va le tuer, n’est pas de mal penser, mais de penser mal à propos, sans percevoir qu’à ce moment précis, c’est la mécanique musculaire, qu’il faut mettre en oeuvre, et non la mécanique intellectuelle. Mais il pense, et donc il n’est plus.

Il y a des moments, qu’il faut apprendre à reconnaître et c’est parfois un long cheminement, où la pensée doit être mise de côté parce qu’elle entrave, parce qu’elle se substitue à l’action, qu’elle l’empêche, qu’elle la diffère, voire qu’elle est prétexte à ne pas agir.

C’est l’âne de Buridan que chacun d’entre nous a en lui qui parle, à ces moments là. Il faut savoir le reconnaitre, savoir le faire taire, et partir, sous le soleil ou sous la pluie, sans plus tergiverser, en appliquant ce que disait Bernard Grasset :

« Agir, c’est à chaque minute dégager de l’enchevêtrement des faits et des circonstances la question simple qu’on peut résoudre à cet instant-là. ».

PS : Nous avions croisé l’âne figurant sur la photo il y a quelques années, dans la superbe New Forest.